[Tribune] Modèles ouverts au cœur des enjeux de soutenabilité (2/3)

Les 8 et 9 novembre 2022 aura lieu l’événement « Open Source Experience », aussi appelé OSXP, principal événement national de la filière Open Source, qui se tiendra au Palais des congrès à Paris. L’occasion pour Célya Gruson-Daniel, responsable de la « modèles ouverts (open data, science, education, hardware) » de l’événement, de faire le point sur les enjeux actuels autour de ces modèles.

Voici la deuxième partie de la Tribune Modèles ouverts au coeur des enjeux de soutenabilité (La première partie est ici)

La place prise aujourd’hui par les technologies numériques dans toutes les sphères d’activités de nos sociétés, s’accompagne du déploiement des principes et des libertés défendues par les logiciels libres et l’open source dans bien d’autres domaines que le logiciel. Ainsi, les modèles ouverts (regroupant les mouvements tels que l’open data, l’open science, l’open source hardware, l’open education, etc.) ont pris leur essor ces dernières décennies. Situés à la croisée des principes de l’open source et de la pensée des « communs », leur pertinence a été démontrée lors de la crise du covid-19 via de nombreuses solutions communautaires et ouvertes, apportant des réponses rapides et agiles. À ce moment, les modèles ouverts ont montré distinctement la possibilité de proposer des alternatives fonctionnelles aux modes d’organisation actuels et à l’hégémonie de plateformes numériques propriétaires. Et ce, dans le but de créer des espaces de vie démocratique numériques et virtuels pour un monde plus résilient. Même si une reconnaissance des modèles ouverts se fait plus présente, la reprise des modes d’organisation « classiques » (propriétaires, top-down) sortis de leur état de sidération pose la question du passage à l’échelle et de la soutenabilité des alternatives ouvertes tout en conservant leur intégrité de valeurs et de principes. Plusieurs pistes se dessinent aujourd’hui qui puisent dans la richesse de différents mouvements : les logiciels libres et open source prennent « à bras le corps » la question de la maintenance des codes sources et des infrastructures. Les « communs » instillent des principes concrets d’organisation de communautés durables par des solutions juridiques et organisationnelles. La pensée du « care » (du prendre soin) quant à elle invite à porter attention au soin des communautés et à leur pouvoir d’agir. Tout autant d’actions inspirantes pour la construction de modèles ouverts soutenables.

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Prendre en considération les spécificités de valorisation et de gouvernance des modèles ouverts

Les modèles ouverts sont intrinsèquement collectifs, faisant intervenir un ensemble d’acteurs à différentes échelles (communauté, entreprises, collectivités, individus, association, instituts publics, fondations, etc.). Si certains se construisent dans une vocation et une gouvernance communautaire (Wikipedia, Firefox, etc.) d’autres se structurent autour d’un acteur principal (Chromium, Android, etc.). Néanmoins, une organisation systémiquele terme d’écosystème est souvent employé – s’observe. Celle-ci repose sur des écosystèmes dont l’équilibre dynamique implique qu’il n’y ait pas captation de la valeur par un ou quelques acteurs seulement. Il s’agit d’une problématique bien connue dans le monde du logiciel libre et open source avec le risque de passagers clandestins soit des personnes ou organisations qui bénéficient des avantages d’initiatives sans participer à leur coût. Ceci mène parfois à des déséquilibres entre les personnes produisant et maintenant les logiciels (gestion des bugs, mises à jour, sécurité logiciels, etc.) et celles et ceux qui en tirent de la valeur.

Le cas du sabotage des packages npm de color.js et de faker.js par leur producteur Mark Spires est particulièrement parlant à cet égard. En corrompant délibérément leur code sur Github jusqu’à provoquer un denial of service, il tient à faire passer un message : la maintenance de tels projets grâce au travail bénévole des développeurs et développeuses ne peut perdurer…

« Respectfully, I am no longer going to support Fortune 500 s (and other smaller sized companies) with my free work. »There isn’t much else to say. Take this as an opportunity to send me a six figure yearly contract or fork the project and have someone else work on it. ».

Il soulignait aussi la difficulté de trouver un modèle de commercialisation qui soit respecté (et non capturé par d’autres).

Que faire face à cette situation ? Plus que des réponses financières pour soutenir le projet (même si celles-ci sont essentielles)1, la destinée de ces deux initiatives (color.js et faker.js) met en lumière une situation fréquente dans le développement open source. De nombreuses petites briques de code reposent souvent sur une ou deux personnes. Or, ces dernières peuvent avoir des impacts majeurs par la suite sur un ensemble d’autres développements logiciels, et donc sur des communautés tout entières.

Comprendre les spécificités de valorisation des modèles ouvertsest essentielle pour réfléchir à des solutions adaptées. Les modalités de valorisation habituelles consiste par exemple en la vente de logiciels (rentes) ou aux avantages compétitifs apportés par des brevets. Dans le cadre de modèles ouverts, la valorisation s’appuie sur des logiques plus complexes, qui implique de considérer un ensemble de valeurs corrélationnelles (externalités positives) produites (influence, usages, rayonnement scientifique, impact sociétal, etc.). Dans ce cas de figure, construire une stratégie de valorisation repose sur la combinaison de différents actifs immatériels (notamment avec les droits de propriété intellectuelle : marques, logiciels, brevets, etc.) afin d’en optimiser les effets. Face à la nature de la valeur globale générée et de celle captée par les partenaires/usager·e·s, cette valeur est plus difficilement quantifiable et mesurable, ce qui rend aussi plus frileux les fonds d’investissement, les organismes de financement encore peu habitués à ces modes de fonctionnement.

Par ailleurs, l’organisation en écosystème invite à s’interroger sur la structuration même des projets dans des dynamiques collectives en suivant les phases propres de développement et de maturation. Plus que la propriété, il s’agit de garantir la capacité à partager de façon juste la gouvernance d’une ressource. À ce sujet, les projets de « communs » apportent un regard complémentaire à celui de l’open source.Le développement d’un projet open source autour des principes des libertés d’usage et le respect de la licence associé apparaît comme nécessaire mais parfois insuffisant pour sécuriser l’ensemble. Une gouvernance « en communs » invite à prendre en considération les relations inter-individuelles pour les construire et les consolider (développement, investissement, usages, etc.). Parun regard à la fois sur les ressources mais aussi les règles de gouvernance (en prévoyant également les cas de figure de conflits), il est possible de mettre en place un cadre propice à des projets, à en suivre les évolutions et àprévenirles récupérations de certaines initiatives dans un modèle classique de gouvernance (top-down) fragilisant l’ensemble. Un exemple actuel d’affaiblissement possible des modèles ouverts est celui de l’entrée en jeu de « gros acteurs (qu’ils soient publics ou privés) dans l’équation. Prenons par exemple l’entrée des « Big Tech Firm » ces dernières années au sein des modèles open source telles que IBM, Microsoft, pour ne citer qu’elles. Si ces dernières ont permis de diffuser l’usage de l’open source, elles ont déstabilisé l’équilibre de projets alors communautaires. Comme il est souligné dans le rapport « The coproduction of open source software by volunteers and big tech firms »2, les discours pro- open source portés par ces « Big Tech Firms » mettent en avant les aspects techniques et de développement, et tendent à invisibiliser encore plus le travail bénévole et les dynamiques communautaires, éléments majeurs à considérer pour le développement et la soutenabilité des projets numériques.

Porter attention à celles et ceux qui « prennent soin » des initiatives et reconnaître leur travail souvent invisibilisé

Une attention majeure concerne les communautés elles-mêmes et les personnes qui prennent soin des projets au long cours. Ce travail constant repose le plus souvent sur un petit groupe de personnes bénévoles qui font face à une charge de travail et une charge mentale trop importante menant à un épuisement ou un arrêt des projets (cf. ci-dessous avec color.js). Celles et ceux que l’on nomme les « mainteneurs » dans l’open source ont un rôle majeur et critique au sein de développement. Dans le domaine de la culture et de la connaissance ouverte, les wikipedien.nes représentent aussi une communauté impliquée travaillant bénévolement à la vérification des articles et au maintien de sa qualité indispensable et à sa légitimité3.

Malheureusement, une prise de conscience du rôle de ces acteurs est encore bien faible de par la nature même de leur fonction qui tend à être invisibilisée. Il n’a pas fallu le développement d’Internet pour étudier la difficulté de prendre conscience des multiples actions invisibles des personnes qui œuvrent à la soutenabilité de projets et d’infrastructures. Leurs rôles ne se révèlent que lorsque ces infrastructures ne fonctionnent plus. Pensez aussi bien aux réseaux de transport qu’aux réseaux d’internet : câbles, serveurs, « routes et ponts » pour reprendre le titre du livre de Nadia Eghbal « Roads and Bridges : The Unseen Labor Behind Our Digital Infrastructure »4. Ces dispositifs, et les personnes en assurant la maintenance, sont invisibilisés jusqu’à ce qu’un dysfonctionnement, un arrêt, un bug ou une faille de sécurité soit décelés.

Comment faire pour anticiper avant d’arriver à des points de non-retour pour les individus et communautés ? Pour cela, les réflexions et pistes d’inspiration ne viennent pas que des domaines numériques. Par exemple, l’histoire du bénévolat, des travailleurs et travailleuses du « care »5 à domicile (aidant.e.s), du travail domestique est source d’inspiration. Une longue tradition d’études scientifiques aborde la question du travail gratuit et des luttes associées. Les conclusions soulignent une non reconnaissance de ces activités en tant que travail de par le flou associé à leur nature d’utilité sociale6. Les différentes tâches domestiques, de « care », ou d’action sociale ne sont pas considérées en tant que travail et ont donné lieu à de maintes reprises à des mouvements de révolte avec pour moto « wage for.. » (un salaire pour…). En effet, faire valoir comme travail un ensemble d’actions réalisées dans l’intérêt général est un point épineux. Surtout si celles-ci sont réalisées dans une communauté mettant en avant la valeur du bénévolat et un engagement fort à des principes éthiques. En plus, l’intégration d’une valeur marchande et monétaire n’est pas neutre et amène potentiellement à des jugements et au renforcement d’inégalités ? Ces sujets, réactivés aussi avec de nombreux cas d’étude issus du covid-19 (les couturières bénévoles, les soignant.es, etc.) sont intéressants à observer, ainsi que les solutions mises en œuvre pour ne pas casser des dynamiques subtiles de soin et d’aide par des régulations trop abruptes et des modalités de soutien peu adaptées.

A suivre

Article rédigé par Célya Gruson-Daniel (Inno3/COSTECH-UTC) avec les précieux commentaires et relectures de Camille Moulin, Benjamin Jean et Lucie Sztejnhorn. Licence CC-BY-SA.

Notes bibliographiques

  • 1Sur les aides à apporter sans les réduire seulement à un soutien financier, lire le livre de Nadia Eghbal « Working in public : the making and maintenance of open source software » (2020)
  • 2Voir : O’Neil, Mathieu, Xiaolan Cai, Laure Muselli, et Et Al. 2021. « The coproduction of open source software by volunteers and big tech firms ». News and Media Research Centre (UC). https://doi.org/10.25916/R8VG-HD09.
  • 3Voir l’article Jullien, Nicolas, et Karine Roudaut. s. d. « Sur les conditions d’existence d’un commun numérique de connaissance. », 37. Ce dernier revient notamment sur les barrières à l’entrée de contribution à Wikipedia structurante pour la gestion commune de ce projet emblématique (gestion d’une ressource rivale).
  • 4Nadia Egbhal « Roads and Bridges : The Unseen Labor Behind Our Digital Infrastructure » (2016)
  • 5La notion de « care » traduit par « sollicitude/soin » ou « prendre soin » est un concept employé initialement dans le domaine médical et para-médical. Il s’est étendu aujourd’hui à bien d’autres domaines et à notre environnement (en plus que des humaines) pour comprendre comment agir collectivement pour prendre soin de la société et du monde dans lequel nous vivons. cf. L’éthique du care Une nouvelle façon de prendre soin
  • Agata Zielinski (2010) https://www.cairn.info/revue-etudes-2010-12-page-631.htm
  • 6Voir par exemple Peerbaye, Ashveen. s. d. « Le travail domestique et de care à domicile : définitions, expériences et régulations ». Billet. Terrains & Travaux https://tt.hypotheses.org/620 RABAIN, Thibault. s. d. « Espace privé et invisibilisation du travail de care par Annie Dussuet ». Billet. ANR PROFAM (blog). https://profam.hypotheses.org/1367 Simonet, Maud. 2022. « L’utilité sociale contre le travail. Leçons du travail gratuit et de ses luttes ». Sociologie du travail 64 (1‑2). https://doi.org/10.4000/sdt.40913.