Justice cognitive et science ouverte juste : hommage à Florence Piron
Dans le cadre du séminaire Savoirs Partagés, la séance du 6 juin 2024 a été consacrée aux interactions entre science ouverte et justice cognitive. Elle a été aussi l’occasion de rendre hommage à la chercheuse Florence Piron, dont les travaux ont été dédiés à la réflexion et à l’implémentation d’une science ouverte juste. Quatre intervenants et intervenantes d’Afrique, de France et d’Haïti étaient conviés pour faire part de leurs projets scientifiques et éditoriaux, qui s’ancrent dans le concept de justice cognitive et s’inspirent des recherches de Florence Piron. La thématique du dialogue Nord/Suds a aussi été abordée sans filtre pour imaginer les terrains féconds à créer.
Un hommage à Florence Piron
La justice cognitive désigne un idéal épistémologique, éthique et politique visant l’éclosion et la libre circulation de savoirs socialement pertinents partout sur la planète, et non pas seulement dans les pays du Nord (qui ont les ressources pour développer des politiques scientifiques et patrimoniales qui leur conviennent), au sein d’une science pratiquant un universalisme inclusif, ouvert à tous les savoirs et à toutes les épistémologies et non pas un universalisme abstrait basé sur des normes occidentales, plus précisément américano-centrées, qui excluent ce qui diffère d’elles-mêmes.
Florence Piron (2018)
Cette définition percutante de la justice cognitive a été proposée par Florence Piron dans son texte « Justice et injustice cognitives : de l’épistémologie à la matérialité des savoirs humains ». Florence Piron a incarné tout au long de sa carrière et de sa vie de chercheuse, de mère et de femme, cet idéal de « justice cognitive ». La notion de justice cognitive a été initialement développée par Shiv Visvanathan comme « le droit des différentes formes de savoirs à coexister […] au-delà de la tolérance ou du libéralisme et [comme ] une reconnaissance active de la nécessité de la diversité » (Visvanathan, 2016, p. 51).
Cette définition a ensuite été reprise par Florence Piron avec le collectif Science ouverte en Haïti et Afrique (SOHA). L’objectif était avant tout de mettre en place cette diversité contre l’hégémonie des savoirs du Nord. En d’autres termes, il était question de penser à une écologie des savoirs en prenant compte des problématiques rencontrées par les chercheurs et chercheuses dans les Suds comme la difficulté à publier dans les revues du Nord.
Florence Piron, éthicienne, anthropologue et penseuse du lien a su exprimer la force d’une science, qui sort du carcan « post positiviste » pour respecter et faire se croiser une variété de savoirs. Cette définition, contient quelques notions clefs au cœur de ses travaux : la responsabilité sociale, la critique de l’ordre normatif de la science, la valorisation des savoirs locaux, mais aussi l’engagement en tant que partie intégrante du travail de recherche.
En dédiant cette séance à la justice cognitive, l’objectif était de rendre hommage aux écrits et traces laissés par Florence, décédée le 26 avril 2021. Le jeudi 6 juin, jour de tenue de cette session, marquait la date de naissance de Florence Piron et aussi le jour choisi par ses filles afin de publier un recueil de textes écrits par Florence « La gravité des choses. Amour, recherche, éthique et politique » publié chez Science et bien commun.
La session souhaitait surtout montrer comment ce concept vit aujourd’hui dans les réflexions et activités scientifiques et éditoriales des personnes présentes à cette table ronde. Proche ou pas de Florence Piron, chacune et chacun se sont appropriés cette notion pour l’ancrer dans différents projets à dimension réflexive.
Présentation des intervenants et intervenantes
- Gilbert Babena (secrétaire générale du Grenier des Savoirs, enseignant chercheur à l’Université de Maroua),
- Céline Guilleux (ingénieure d’étude et responsable du service Événements Scientifiques au sein de l’unité d’appui à la recherche Open Edition/Calenda),
- Bi Vagbé Gethème Irié (enseignant chercheur à l’Université de San-Pedro en Côte d’Ivoire),
- Williamson Orneus (étudiant en master d’Histoire, Mémoire et Patrimoine à l’Institut d’Études et de Recherches Africaines d’Haïti et lauréat du prix Florence Piron 2023).
Rencontres avec la notion de justice cognitive : parcours éditoriaux et de recherche
Célya Gruson Daniel, animatrice de la séance, praticienne-chercheuse chez Inno³ et ancienne doctorante de Florence Piron, a souhaité mieux comprendre la rencontre de chacun et chacune avec la justice cognitive et ce que cela a transformé dans leur recherche et leur posture.
Gilbert Babena, enseignant chercheur à l’Université de Maroua au Cameroun a rencontré Florence lors d’une conférence qu’il donnait sur le plagiat. Il a été rapidement associé à l’aventure du Grenier des Savoirs.
Cette plateforme, soutenue par l’Association science et bien commun, publie et diffuse en libre accès en posant un cadre décolonial des savoirs africains. Gilbert Babena est devenu alors le secrétaire général de cette revue en modèle diamant, où ni l’auteur et l’autrice, ni le lecteur et la lectrice ne doivent payer pour accéder aux articles publiés en CC BY. Le Grenier des Savoirs est l’exemple même du principe de justice cognitive avec la reconnaissance d’une science multipolaire sans renier les normes africaines d’un travail de recherche et de publication (langue, lien aux savoirs locaux, etc.).
Gethème Irié a par la suite montré ce que peut-être une recherche sincère et de qualité en Côte d’Ivoire mêlant science participative et justice cognitive.
Cet enseignant-chercheur, à l’Université de San-Pedro en Côte d’Ivoire, a rencontré Florence Piron au travers du texte « La boutique des sciences et des savoirs, au croisement entre université et développement local durable » dans lequel elle démontre l’importance de créer du lien entre les universités africaines et les territoires où elles sont installées pour traduire leur responsabilité locale. La boutique des sciences fait pour cela intervenir 3 acteurs 1/ les communautés locales avec des besoins, 2/les étudiants et étudiantes recrutées afin de transformer la demande sociale en problématiques de recherche ou en projet d’assistance à la communauté et 3/les enseignant.e.s chercheur.se.s qui vont accompagner la communauté ainsi que le projet de recherche.
Dans ses recherches actuelles, Gethème Irié met en action la justice cognitive ainsi que la science participative au travers de ses travaux sur la gouvernance des espaces ruraux, la science ouverte et les gouvernances locales. Ainsi, il exprime une approche participative qui se veut ouverte afin d’intégrer les populations locales. Dans ce travail, la justice cognitive se matérialise par 3 éléments :
- L’intégration des savoirs locaux dans les phénomènes analysés par l’usage des épistémologies locales,
- L‘adoption de la rédaction épicène pour rendre visibles les savoirs tels qu’énoncés par les femmes,
- L’utilisation du pronom « je » à la place du « nous », ce dernier ne permettant pas de rendre visible les prises de position des chercheurs et chercheuses.
Céline Guilleux a partagé son point de vue en tant que membre de l’équipe Calenda. Calenda existe depuis 2000 et est spécialisé dans la publication d’événements en SHS. Cette plateforme a été co-développée par OpenEdition, une institution elle-même inscrite dans des politiques publiques de science ouverte. Le fonctionnement est simple : la communauté propose des événements, une équipe modère les propositions et ensuite publie en ligne si la proposition est acceptée. Même si Calenda se veut multilingue, ce sont essentiellement des événements francophones et en France qui sont partagés. Depuis 2019, l’équipe de Calenda a remarqué une hausse du lectorat dans les pays africains, essentiellement au Maghreb et en Afrique de l’Ouest. Au sein de Calenda, Elsa Zotian a souhaité mieux comprendre ce public et les conditions de travail de ses collègues en Afrique de l’Ouest et sur l’état du champ de la publication scientifique. C’est ainsi qu’elle a découvert les travaux sur la justice cognitive. Un dialogue a été instauré avec plusieurs chercheurs et chercheuses pour réfléchir au rôle de Calenda et pour se défaire, de pratiques très eurocentrées (mise en doute des demandes de frais d’inscription, lignes éditoriales, etc.).
Enfin, Williamson Orneus, étudiant en master d’Histoire à l’Institut d’Études et de Recherches Africaines d’Haïti, a partagé son expérience de la justice cognitive. Alors qu’il rédigeait son mémoire, il devait s’appuyer essentiellement sur des écrits eurocentrés, contraire à sa démarche anthropologique de saisir les particularités et les vécus de son terrain. C’est à la suite de cela que Williamson Ornéus rencontre les écrits de Florence Piron qui sont tous en accès ouvert. Cela lui a permis de mieux comprendre des situations vécues lors de son cursus où professeurs et étudiants sont aveugles à l’aspect local de la production de connaissance. Par exemple, il relate qu’un professeur d’épistémologie à l’université d’Haïti n’a pas conscience de sa situation de victime coloniale l’amenant alors à se refuser une science éthique pour lui. Penser avec le concept de justice cognitive permet pour lui de se rendre compte du rapport hégémonique entre l’occident et les sociétés post-coloniales. Donc ce contexte, il a proposé une réflexion, inspirée du travail de Florence Piron, qui lui a valu le prix Florence Piron 2023.
L’usage de la justice cognitive dans les pratiques de recherche
L’ensemble des retours d’expériences démontrent des rencontres, des moments de bascule permettant une mise en œuvre d’une réflexion sur la production des connaissances. Ainsi, il a été question de comprendre comment cette approche critique et/ou réflexive s’est traduite sur les pratiques de recherches et au travers de quels dispositifs cela s’est-il matérialisé ?
Dans le cadre de ses recherches sur le tourisme, Gethème Irié est amené à rencontrer les promoteurs des activités touristiques. Pour lui, il est important de comprendre leurs besoins pour aboutir à des solutions qui soient socialement ancrées. En tant qu’encadrant d’étudiants et étudiantes pour la rédaction de mémoires, il les motive aussi à aller écouter les populations locales en portant attention à leurs problématiques sociales et professionnelles. La Boutique des Sciences est aussi un lieu conçu pour la recherche participative, c’est-à-dire rendre compte de la réalité de la société civile et les transformer en problématiques de recherche. Néanmoins, Gethème Irié souligne que les institutions ont souvent du mal à comprendre l’utilité de tels dispositifs participatifs et de se les approprier. Une des difficultés est que les normes académiques amènent, une fois les données publiées, à participer à des colloques en omettant complètement l’objectif de retourner vers les populations interrogées afin de leur restituer les savoirs obtenus. Or, ceci est essentiel pour montrer que les personnes concernées par l’enquête ne sont pas que des données.
Pour Williamson Ornèus, mettre en pratique la justice cognitive, c’est aussi être conscient des injustices cognitives. Le texte collectif « Une autre science est possible. Récit d’une utopie concrète dans la Francophonie : le projet SOHA » décrit ainsi neuf injustices cognitives dont la précarité des infrastructures, les lacunes en littératie numérique, le manque d’intérêt de la part des chercheurs et chercheuses des Suds, la pédagogie de l’humiliation ou encore de la modernité.
En Haïti, la précarité des infrastructures crée ces injustices cognitives. Il y a peu de financements publics pour la recherche en Haïti qui pourraient combler ces injustices. Il n’y a pas non plus de centre de recherche important. Ainsi, la recherche est faite sur les financements propres des chercheurs et chercheuses, tout comme la dernière étape de publication avec les frais que cela implique.
Concernant le point précis de l’humiliation, Gilbert Babena ajoute que le Grenier des Savoirs en a été le témoin. En Afrique Francophone, une pluralité de langues est parlée. Le français intervient comme une langue de convention sociale et une langue académique alors qu’elle n’est pas maitrisée à la perfection par tous et toutes. De ce fait, certains auteurs et autrices peuvent avoir des idées, mais les exprimer en français devient plus complexe. Lors de la réception de rapports d’expertise pour des articles du Grenier des Savoirs de la part des pays du Nord, les commentaires peuvent être malveillants et n’entrent pas dans les profondeurs du texte, car une comparaison est faite avec la littérature du Nord. Si aucun auteur du Nord n’est cité, le texte n’est souvent pas vu comme scientifique. Sur la question de la langue, des incompréhensions peuvent arriver. Par exemple, en Afrique parler de saisons telles que l’été et l’hiver est un non-sens, on va plutôt parler de saison sèche, ce qui ne va pas être reconnu. Williamson indique aussi qu’en Haïti, de par la diglossie entre le français et le créole, des doubles sens se créent quant à l’usage d’expressions. Florence Piron voyait les langues africaines comme des langues de savoirs. Ainsi, sur le Grenier des savoirs, les résumés sont publiés en langues africaines.
Grâce à un financement de l’AFD (Agence Française de Développement), une revue nommée « Global Africa » a fait peau neuve et demande à ce que l’ensemble des articles soient publiés en langue africaine. Cette revue a permis de décoloniser les pratiques et faire parler de la science en langue africaine.
Vous pouvez lire le texte de Gilbet Babena, « À vrai dire, une autre science est-elle possible ? », dans lequel il évoque « Global Africa »
Céline Guilleux ajoute que, sur cet aspect de multilinguisme, Calenda permet de publier en plusieurs langues. Seulement, les langues africaines ne sont pas disponibles sur la plateforme. De plus, l’éditeur de texte ne permet pas de traiter des langues non latines avec le même soin que les langues latines (mise en forme, taille de la police). Les dispositifs techniques peuvent être ainsi porteurs de ces injustices. Chez OpenEdition, l’équipe Calenda est consciente que la dette technique peut participer à produire ou renforcer des injustices cognitives. C’est le cas par exemple de l’absence d’un mode de consultation responsive de la plateforme pour les téléphones mobiles, alors que 60% des consultations depuis l’Afrique se font depuis ce support. La question se pose néanmoins de savoir comment former au niveau local les professionnels et aborder collectivement dans l’ensemble des services présents ces problématiques. Sur la pédagogie de l’humiliation, Céline Guilleux note que Calenda peut intervenir comme un maillon (au sens d’y participer), par les demandes d’informations complémentaires faites auprès des annonceurs ou des questions posées parfois liées à une méconnaissance. Calenda essaye d’être vigilant et d’améliorer la transparence de la logique éditoriale. Céline Guilleux complète ce point en questionnant la place de Calenda dans la création de liens.
L’épistémologie du lien au centre des pratiques de justice cognitive
Pour Gilbert Babena, les travaux de Florence Piron sur la justice cognitive doivent être mis en perspective avec sa défense d’une épistémologie du lien, c’est-à-dire l’importance des liens et de la responsabilité à autrui pour créer des savoirs. Pour Williamson Ornéus, la notion d’épistémologie du lien est issu même de l’idéal de la justice cognitive, qui amène à la création de savoirs par la création de liens entre les usages. Pour illustrer cela, il prend l’exemple du tambour dans la culture haïtienne qui était un symbole de rassemblement et de lutte contre les troupes napoléoniennes. À ce jour, ce symbole est utilisé pour le konbit, c’est-à-dire un temps d’entraide intervenant pour les travaux agricoles (champs, semis, récoltes, etc.), dans l’esprit d’échange et communautaire reflétant la solidarité haïtienne. Ces pratiques permettent de créer un lien entre pratiques locales et enjeux de développement durable.
Découvrez le texte de Florence Piron : « Les récits de vie peuvent-ils être un outil de changement social et de résistance aux injustices épistémiques? (2019) »
Au sein du Grenier des Savoirs, Gilbert Babena indique que le travail est fait de façon collaborative et mutualisée car il y a un seul secrétariat général pour l’ensemble des revues qui y sont présentes. Les auteurs et autrices qui ont publié au sein du Grenier deviennent par la suite évaluateurs et évaluatrices. Lors de la révision, un lien est construit entre l’auteur et l’autrice pour l’accompagner dans une mise à niveau de l’article par un travail d’écriture. De plus, au sein de ce comité, Florence Piron a fait admettre l’usage de l’écriture inclusive et/ou épicène afin d’apporter de la visibilité aux femmes. L’objectif permet de faire exister les femmes africaines afin d’éviter un paternalisme qui, d’après Gilbert Babena, est encore très présent dans les cultures africaines.
Pour rebondir, Célya Gruson Daniel rappelle qu’à l’épistémologie du lien, Florence Piron y associe celle de responsabilité lien s’opposant à celle de responsabilité tâche. Dans son texte « Pourquoi Tina », article posthume publié dans la gravité des choses. Florence décrit comment la responsabilité-tâche se construit sur une séparation entre vie professionnelle et vie personnelle. On mène alors des tâches sans se sentir responsable de ses conséquences sur l’autre.
Découvrez le texte de Florence Piron : « Pourquoi Tina? Vers une conception relationnelle de la responsabilité (inédit) »
En parallèle, se définit la responsabilité lien qui appuie le fait d’avoir une réciprocité dans l’espace temps et dans les tissus sociaux. C’est donc l’idée de considérer sa responsabilité en lien avec le monde partagé. Cette responsabilité résonne avec le questionnement, le souci, de ce que l’on souhaite laisser aux générations futures et de ce que l’on génère collectivement. Se pose alors la question de la responsabilité lien des institutions, mais aussi des chercheurs et chercheuses. Comment cela se traduit-il aujourd’hui notamment dans la construction des rapports Nord/Suds ?
Science ouverte juste et responsabilité individuelle et collective dans les rapports Nord/Suds
Dans le cadre d’un travail réflexif en cours sur la présence des communautés scientifiques africaines sur Calenda et plus largement sur OpenEdition, Elsa Zotian a repéré, en s’appuyant entre autres sur les travaux de Thomas Veret, qu’il existe plusieurs façons d’aborder la question d’une plus grande inclusivité des milieux académiques africains. Premièrement, une aide à l’accès aux savoirs sous forme de redistribution, c’est-à-dire donner accès à des connaissances via un accès gratuit. Le modèle par abonnement est complexe pour les bibliothèques africaines et/ou elles n’ont pas les moyens. Deuxièmement, cela passe par une reconnaissance. Par exemple, dans le cas de Calenda, cela consisterait à intégrer dans les instances de Calenda des experts et expertes africaines. Cela permet de se placer dans un modèle de reconnaissance de leur travail et aussi de donner un espace où ils et elles sont présentes en tant que contributeurs et contributrices ainsi que décisionnaires.
Concernant la responsabilité des chercheurs et chercheuses, Williamson Ornéus poursuit en indiquant qu’en Haïti, une fois la licence achevée, les étudiants et étudiantes ont tendance à réaliser leur master ainsi que leur doctorat en dehors du pays. De ce fait, ils et elles finissent par négliger le rapport aux réalités locales haïtiennes.
Pour Gilbert Babena, le milieu scientifique français est très en avance sur ces questions de liens et d’interrogations sur la responsabilité de chacun et chacune. Au sein du Grenier des savoirs, la position est que c’est en étant au contact de personnes que l’on peut amener des chercheurs et chercheuses à donner le meilleur d’elles-mêmes. Cependant, un tiraillement s’y oppose, imposé par la responsabilité tâche qui apporte des exigences économiques. L’évaluation est, par exemple, perçue par Gilbert Babena comme une tâche, car cela demande un travail important. De plus, cette tâche n’étant pas rémunérée, une nouvelle injustice se crée ici, car les revues africaines ont des difficultés à faire travailler les chercheurs et chercheuses pour ces évaluations.
Ces inégalités se retrouvent également dans l’accès aux publications. Historiquement, la publication scientifique était dans un format papier. Dans certains cas, les articles étaient photocopiés et envoyés par la poste par des universités les possédant. Gilbert Babena rappelle que dans son cas, les articles et ouvrages étaient obtenus, par des photocopies ou en version originale, suite aux voyages de chercheurs et chercheuses au sein d’autres universités les possédant. Encore aujourd’hui, de nombreux étudiants et étudiantes n’ont pas les moyens d’acheter des articles, les universités n’ont pas les moyens d’acheter des abonnements. Les différences de salaires des chercheurs et chercheuses en Afrique et d’autres continents tels que l’Europe ou l’Amérique sont encore très importantes. Ainsi, l’accès à des revues payantes, sous un paywall, est très complexe. Les universités africaines ne vont pas avoir les fonds pour payer des abonnements aussi importants. Ainsi, l’objectif est d’accompagner la diffusion des savoirs afin que chacun puisse en récolter, cela passe aujourd’hui encore par l’enjeu essentiel du libre accès.
Avec le numérique et le mouvement de la science ouverte, beaucoup d’ouvrages ou encore d’articles scientifiques sont en libre accès.
Comme l’indique Gethème Irié, dans son université en Côte d’Ivoire, les étudiants et étudiantes sont formées à faire de la recherche sur le web scientifique libre afin de s’en approprier les connaissances. Par exemple, l’ensemble des contributions de Gethème Irié sont disponibles en format libre numérique. De plus, il indique une tendance générale dans la recherche dans le Sud à s’orienter vers des revues publiant en libre accès permettant à un grand nombre de personnes d’avoir accès aux contenus scientifiques.
Par exemple, les textes de recherche haïtiens sont numérisés afin de les visibiliser permettant ainsi aux étudiants et étudiantes d’accéder à des classiques des sciences sociales librement. Le libre, avec le numérique, permet de visibiliser des personnes, des projets ou encore des recherches sur les plateformes numériques. Selon Gilbert Babena, il faut une accélération des politiques locales et nationales pour aller vers le libre accès et s’affranchir de ces paywalls. Ce sont uniquement les chercheurs et chercheuses qui s’intéressent à ces problématiques alors que les nations devraient concrètement s’impliquer.
Engagement et recherche : une complémentarité encapacitante
Pour conclure, une question a été posée sur le lien pour chacun et chacune entre militantisme et recherche. Florence Piron considérait son engagement comme au cœur de ses recherches, ses réflexions. Ainsi militantisme et recherche n’étaient pas opposés, mais complémentaires.
Pour Gilbert Babena, cela passe par l’épistémologie du lien. Dans un contexte, ou les universités n’ont pas forcément de bibliothèques (seuls le Maghreb et le Sénégal pourraient être différents), il s’agit de résister à cette injustice. Cela se démontre par le fait qu’il peut s’appuyer sur la solidarité d’autres universités notamment du Nord qui peuvent envoyer des articles. Pour poursuivre sur ce sujet, Gethème Irié rappelle le travail de Florence Piron qui fait la distinction entre neutralité et objectivité : donc que l’on peut être objectif en prenant position, non pas en étant neutre.
Gethème Irié prend l’exemple de l’effort fait sur ce point sur l’écriture épicène. En effet, les tendances d’écriture visent à invisibiliser le discours ainsi que la présence des femmes. Aussi, l’usage du pronom personnel « je » est une pratique antinomique avec le principe d’objectivité, cependant il démontre d’un engagement et d’une prise de position épistémologique. De façon générale, ces problématiques démontrent d’un besoin de faire évoluer la science.
Pour aller plus loin :
- « Et si la recherche scientifique ne pouvant pas être neutre ? » de Florence Piron.
Pour Céline Guilleux, l’histoire de la création d’OpenEdition est particulière car elle est liée à des valeurs critiques apportées pour proposer une alternative aux éditeurs privés. Ainsi, les profils recrutés à OpenEdition sont spécifiques : ce sont des personnes venant du libre, de la médiation scientifique ou encore des sciences humaines et sociales avec une pratique critique. À OpenEdition, c’est la réalité des usages des communautés scientifiques qui va s’imposer aux pratiques des équipes et leur amener de nouvelles questions. Ainsi, OpenEdition reçoit de plus en plus de candidatures de revues d’Afrique francophone. Ceci oblige les équipes à discuter les pratiques d’évaluation ainsi que leurs critères. Pour aller au-delà, Céline Guilleux indique qu’il faudrait avoir une mise en collectif de l’ensemble de ces questionnements et ainsi les rendre visibles avec une contextualisation.
Le travail de Florence Piron devrait se poursuivre comme Gilbert Babena le rappelle, notamment sur sa proposition d’épistémologie du lien. C’est donc tout un héritage qui doit être exploité à sa juste valeur, sous forme de groupe de travail par exemple, permettant ainsi à termes d’influencer les politiques de la recherche tant bien dans le nord que dans les Suds.
Présentation du séminaire Savoirs Partagés :
- Savoirs Partagés est un cycle de conférence dédié au rapport entre savoirs et société. Les séances ont pour objectif de découvrir différentes communautés et lieux de production de savoirs hors espace académique et d’interroger leurs rapports aux institutions scientifiques et culturelles.
- Équipe organisatrice de SaPa
- Célya Gruson Daniel, consultante & practicienne chercheuse chez inno³, et chercheuse associée au laboratoire Costech (UTC).
- Simon Dumas Primbault, chercheur CNRS au sein d’OpenEdition Lab
- Simon Apartis, ingénieur d’étude au sein du projet PathOS, co-coordinateur du programme SAvoirs PArtagés.
Références
- Le site du projet SaPA