Communs numériques et structures de l’ESS : présentation des travaux de thèse de Vincent Bachelet

Dans ce billet, Vincent Bachelet, doctorant CIFRE au sein d’inno³ présente les travaux de recherche qu’il mène sur les communs numériques dans le cadre de sa thèse. Quels liens entre les coopératives, les logiciels libres et Wikipedia ? Les communs sont un vaste sujet qu’il est possible d’aborder sous plusieurs angles, comme le dévoile cet entretien.

Vincent, peux-tu présenter ton parcours en quelques mots ?

J’ai fait une licence de droit privé à Nantes, puis un M1 de Droit des affaires à Rennes, avant de me réorienter en Propriété Intellectuelle à L’UVSQ-Paris-Saclay, où j’ai fait un M1, un M2 et aujourd’hui une thèse au sein du Laboratoire DANTE, en convention CIFRE avec inno³.

Qu’est-ce qu’une thèse CIFRE ?

La Convention Industrielle de Formation par la REcherche est un dispositif de recherche partenariale qui permet à une entreprise de bénéficier d’une aide financière pour recruter un jeune doctorant, encadré en parallèle au sein d’un laboratoire public de recherche.

Pour en savoir plus : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/la-convention-industrielle-de-formation-par-la-recherche-cifre-47772

Quel est ton sujet de thèse ? Et comment a-t-il pris forme ? Quelles synergies existent avec ton travail au sein d’inno³ ?

Je travaille sur les outils contractuels de valorisation des communs numériques. Il s’agit pour moi d’envisager différents outils juridiques (structures de l’ESS, droit des marques, fonds de dotation, etc.) et la façon dont ils peuvent permettre de structurer des projets de communs numériques, notamment à des fins de valorisation du travail nécessaire à leur maintien et développement. Sommairement, faire en sorte que les communs soient économiquement valorisés et leurs travailleurs rémunérés.

Il y a donc une synergie assez forte avec les missions que je peux mener au sein d’inno³, puisque nous sommes régulièrement sollicités par des acteurs de toute taille et toute nature, afin de les accompagner dans la mise en place de leur stratégie open source ou de communs numériques, qui comprend en général la définition et la mise en place d’un modèle économique. Par ailleurs, nous collaborons régulièrement avec l’ANCT dans le cadre de différentes missions qui me permettent d’échanger régulièrement avec une grande diversité d’acteurs, notamment publics locaux.

Cela me permet à la fois d’ancrer mon travail de recherche dans les réalités du terrain, mais également de confronter mes hypothèses à cette réalité.

Est-ce que tu peux nous donner la version MT180 ?

J’ai justement suivi la formation pour participer à MT180 cette année, j’ai donc un script tout prêt !

« Vous connaissez sûrement Wikipédia, l’encyclopédie libre que chacun peut améliorer ?

Je suis sûr que vous avez au moins une fois consulté une des milliers de pages que compte cette encyclopédie. Mais combien d’entre vous y ont contribué ? Car oui, la force de Wikipédia, c’est que chacun peut y contribuer, que ce soit pour créer une page jusqu’alors inexistante sur un sujet qui nous passionne ; ou simplement corriger une faute d’orthographe remarquée au gré de nos lectures.

C’est la principale caractéristique de Wikipédia, qui en fait l’exemple-type de ce que sont les communs numériques. Et c’est bien pratique d’avoir cet exemple-type, car il n’existe pas de définition universellement reconnue de ce qu’ils sont. Pour faire simple, on peut se dire qu’un commun numérique est un ensemble constitué :

  • d’une ressource immatérielle ;
  • d’une communauté qui développe et maintient cette ressource ;
  • de règles de gouvernance définies par la communauté elle-même pour assurer le caractère ouvert et démocratique du commun.

Quel rapport entre les communs et les licences libres ?

Les communs numériques sont assez proches des logiciels libres, avec la dimension « auto-gouvernance communautaire » en plus. En effet, les licences libres, créées à partir des années 80, autorisent n’importe qui à utiliser, étudier, modifier et redistribuer une œuvre (code-source, photo, article d’encyclopédie) sans autre obligation que – parfois – effectuer cette redistribution également sous licence libre. C’est le cas pour les articles de Wikipedia, qui sont partagés sous licence Creative Commons Attribution – Partage dans les mêmes conditions.

Pour résumer, on peut donc considérer que la licence libre gère le rapport des tiers avec la ressource, tandis que l’organisation en commun vient régir le fonctionnement de la communauté qui se structure autour de cette ressource et qui en assure le maintien.

La problématique de la valorisation

Le problème que rencontrent aujourd’hui les communs numériques, et l’ensemble des œuvres libres, c’est celui de la valorisation économique du travail nécessaire à leur maintien et à leur développement : certains travaillent beaucoup, souvent bénévolement, alors que les bénéfices de leur travail sont ensuite captés par des gros acteurs que rien n’oblige à partager en retour avec eux.

Pour reprendre l’exemple de Wikipédia, avez-vous remarqué les encarts proposés par Google ou Youtube, qui contiennent un extrait de l’encyclopédie à côté des résultats de votre recherche ou sous la vidéo que vous regardez ? Ces gros acteurs profitent du travail accompli par la communautés wikipedienne, souvent bénévolement, sans contribuer d’aucune façon en retour. Ce cas illustre tout le problème que rencontrent aujourd’hui les communs numériques, et l’ensemble des œuvres libres. C’est-à-dire celui de la valorisation économique du travail nécessaire à leur maintien et à leur développement.

Aujourd’hui, l’absence de valorisation économique du travail de contribution à ces projets libres n’offre que trois issues possibles :

Au mieux, une précarisation de ces projets de par leur dépendance financière (subventions publiques ou dons privés) – et je suis sûr que vous connaissez la bannière larmoyante qui vous réclame 2 € quand vous consultez Wikipédia ; soit le développement d’une offre de services annexes, et donc d’encore plus de travail (c’est le modèle économique des grandes entreprises éditrices de logiciels libres, comme RedHat par exemple) ; ou enfin, dans le pire des cas, à leur abandon pur et simple.

Or, les licences libres, qui sont aujourd’hui le principal outil mobilisé pour organiser les usages des ressources libres, n’envisagent pas la question du partage de la valeur. L’objectif de ma thèse est d’étudier des outils juridiques existants (formes sociales, politique de marque, fonds de dotation, trust, charte, etc.) qui permettraient de structurer des projets libres et de communs numérique de manière à ce que leurs contributeurs soient rémunérés de façon systématique pour leur travail par ceux qui en bénéficient. »

Est-ce que les communs numériques sont le futur ?

Il y a en tout cas une vraie émulation sur le sujet, notamment en France avec un double mouvement.

D’une part, le monde universitaire s’est emparé du sujet depuis quelques années maintenant, qu’il s’agisse du droit, de l’économie, de la sociologie ou même de la philosophie.

Cette redécouverte académique des communs vient nourrir le second mouvement, de terrain, qui se décompose à mon sens en deux sous-mouvements :

  • le premier est issu du monde de l’économie sociale et solidaire qui a trouvé dans les communs un nouveau souffle, particulièrement dans le numérique où ils permettent la jonction avec le logiciel libre ;
  • le deuxième est impulsé par les acteurs publics, et en premier lieu l’État, qui s’emparent du sujet à des fins de mutualisation ou pour impulser une dynamique de démocratie participative.

Enfin, les communs numériques sont aussi mobilisés par les États, dont l’État français, comme vecteur de souveraineté numérique et donc d’indépendance et de sécurité. Ainsi, un rapport rédigé par une équipe de travail à l’occasion de la Présidence française de l’Union européenne pose les enjeux du développement des communs numériques au sein de l’Union, et propose des pistes de mise en œuvre rapides et concrètes. Pour en savoir plus, vous pouvez consulter ce billet rédigé à l’occasion de l’Assemblée Numérique 2022.

L’avenir des communs s’annonce donc passionnant !

Bibliographie indicative