Séminaire communs numériques : qu’est-ce qu’un commun numérique de connaissance ?
Deux membres de l’équipe, Vincent et Romane, ont assisté avec intérêt au séminaire du 1er avril 2022 animé par Nicolas Jullien. Auteur d’une des premières thèses en économie abordant le thème des logiciels libres (Impact du logiciel libre sur l’industrie informatique, 2001), c’est aussi un expert des sujets liés à l’organisation des communautés du logiciel libre avec lequel nous avons la chance de confronter nos réflexions en matière d’évaluation ou de valorisation des modèles ouverts.
Les idées développées dans ce séminaire s’appuyaient sur l’article Commun numérique de connaissance : définition et conditions d’existence (6 janvier 2020) coécrit avec Karine Roudaut. Il s’agissait pour N. Jullien de partager leur vision et analyse de ce que l’on définit derrière le terme de “commun numérique”, de détailler certains éléments constitutifs et d’étendre les réflexions au modèle économique qui y est associé.
Définition des concepts
Pour commencer, N. Jullien rappelle qu’il faut comprendre que la première définition du commun, telle qu’étudiée par Elinor Ostrom, désigne la gestion collective d’une ressource par certains afin de la préserver pour tous. Ce n’est que plus tard que le numérique aura permis l’émergence de nouveaux communs dits de “connaissance” (Hess, Ostrom, 2007), “d’innovation” (Potts, 2018) ou encore “numériques” (Greco, Floridi, 2004), sans que des distinctions apparaissent nettement entre ces différentes notions.
Le risque néanmoins relevé par N. Jullien et K. Roudaut est qu’une définition si vaste conduirait à ce que l’on appelle “commun” toute plateforme en ligne décentralisée où les participants ont un but partagé (ainsi, Mindel et al., 2018 estiment que Facebook est un commun). En se penchant sur le fonctionnement de plusieurs collectifs de production de connaissance, N. Jullien propose une distinction analytique des différentes organisations et ressources produites, pour in fine tenter de stabiliser une définition claire de ce qu’est effectivement un “commun numérique de connaissance”, dont le but est de produire ou de gérer des “choses” par un collectif hors du “tout-marché” ou du “tout-Etat” et de les maintenir avec un fonctionnement plus satisfaisant. N. Jullien fait alors émerger le commun non pas uniquement en tant qu’outil de contestation, mais aussi comme mode d’organisation davantage utile dans un contexte donné.
Un bien non rival et non exclusif
Le sociologue Christian Laval est mentionné pour sa référence aux communs dits de “pré-enclosures” en tant que communs “non choisis” mais imposés par le système de l’époque. La différence faite avec aujourd’hui est que l’on est désormais en mesure de décider librement de participer à une action collective de production ou non. Pour autant, toute action collective où les individus peuvent se réunir à des fins de production ne doit pas être étudiée comme un “commun” (ex. Facebook). En effet, dans le cadre de l’analyse, la connaissance, ressource au centre du commun, est analysée comme un “bien public” gouverné par le collectif : un bien non rival et non exclusif.
Aujourd’hui, l’organisation des communs se veut décentralisée et collaborative, sans échanges marchands ou de hiérarchie (Benkler, 2012). Le commun peut alors être appréhendé comme symbole d’une organisation de connaissances proches et sans ressource rivale. Les connaissances sont des ressources gérées collectivement par une communauté selon une gouvernance définie par elle-même. N. Jullien souhaite partir des actions pour comprendre un tel processus. En effet, les producteurs recherchent un bénéfice immédiat à leur contribution telle que l’incitation intellectuelle, l’orientation de la production, la reconnaissance par les “pairs” ou l’acquisition d’un certain statut social.
C’est la participation collective au projet qui permettrait de fixer les règles. Cependant, le “temps d’experts” ou d’évaluation y est souvent limité, ce qui conduit N. Jullien et K. Roudaut à voir dans ce dispositif socio-technique de production de la connaissance, la véritable ressource dont le commun doit assurer la pérennité.
- L’utilisateur simple a accès aux connaissances, il peut profiter de la ressource. Une régulation par des droits d’accès au bien public est exercée grâce aux droits de propriété intellectuelle, aux règles d’usage et à la technique.
- Le consommateur a accès au commun, mais peut également le consommer et l’exploiter. C’est parce qu’il agit, modifie ce commun, qu’il en tire une plus-value. C’est l’activité et non la propriété qui confère des droits.
Une ressource rare
La spécificité du “commun numérique” réside dans les mécanismes de régulation permis par le numérique. La production de la connaissance se fait selon une construction incrémentale et modulaire que seuls permettent les outils numériques. Les plateformes et les systèmes d’information permettent eux-mêmes de réguler l’accès, de contraindre et de surveiller la production de connaissance. Cependant, ce seul dispositif de gestion collective ne suffit pas à lui seul à caractériser un “commun”. En effet, ce serait éluder l’aspect démocratique inhérent au commun, qui passe notamment par :
- un apprentissage libre, sans jugement ;
- une position gagnée par la réputation, plus que pour les compétences ;
- une régulation évolutive et changeante.
C’est le dispositif socio-technique qui permet la gestion collective de la production et le maintien de la connaissance, en même temps qu’il le caractérise par rapport aux communs dits matériels. La notion de commun est ainsi rattachée aux :
- Utilisateurs : ont accès à la ressource publique ;
- Collectif : groupe privé produisant des “choses” pour une gestion plus efficace qu’une gestion publique ;
- Communauté : gère le système et est issue du collectif grâce à un pouvoir de régulation des contributions (ex. wikipédia).
Pour finir, la communauté est définie comme une hiérarchie contestable et accessible, en faveur d’une régulation organisationnelle et d’un centralisme démocratique.
Conclusions
Cette vision des communs numériques s’inscrit dans les courants de pensée et la dynamique du cabinet (voir par exemple le tutoriel pour les communs numériques publié par l’ANCT). Ce séminaire aura permis d’approcher les communs numériques par le prisme économique, avec une perspective à long terme de pérennisation transversale des communs au sein de tout type de secteur.
Ce sont autant de réflexions que l’on a effectivement retrouvées au sein des multiples projets rencontrés (notamment dans des projets tels que la Fabrique des mobilités, la Fabrique de la logistique, l’association Open Law ou encore Open Space Makers) ou actuellement menés (voir notamment API Terms of Service : vers un modèle Creative Commons ? ou encore le tutoriel aux communs numériques).