Retour sur EOLE 2019 – Open Discussion « Libre concurrence et communs numériques : quels enjeux ? »

Lors de l’événement EOLE le 16 Octobre 2019 à Marseille, le sujet « libre concurrence et communs numériques » a fait l’objet d’une courte présentation par Benjamin Jean (CEO d’inno³) avant d’être discuté avec le public et les intervenants. Les éléments qui suivent sont tirés de la présentation initiale.

    Les acteurs publics peuvent imposer au sein des marchés publics le choix d’un Logiciel Libre dans la mesure où le modèle de développement sous-jacent se traduit par un certain nombre de pratiques qui favorisent la concurrence au sens du droit européen de la concurrence. Le bénéfice de ce principe suppose de vérifier la réunion de facteurs juridiques, techniques et de gouvernance précis.

    1. Intérêt des Logiciels Open source pour le secteur public

    Les Logiciels Open source (aussi appelés Logiciels Libres(1)) sont des logiciels dont l’utilisation, l’étude, la modification et la redistribution sont permises, à la fois techniquement et juridiquement, au profit de tout détenteur d’une copie du logiciel. Ils occupent désormais une place proéminente dans le paysage des systèmes d’information aussi bien dans le secteur privé que public. Les spécificités de ce dernier, avec un potentiel de mutualisation et un besoin d’interopérabilité important, ont depuis longtemps conduit à des mesures politiques permettant aux administrations de tirer le meilleur parti de ces affinités avec ce modèle de développement(2).

    L’Italie a ainsi imposé une telle priorité dans la Loi italienne n°134 du 7 août 2012(3), là où la majorité des États membres – tels la France(4), le Portugal ou le Royaume-Uni – ont adopté des politiques visant à favoriser l’usage de Logiciels Open source. En 2018, la « Politique de contribution aux logiciels libres de l’État » est venue apporter en France un cadre technique renforçant cette pratique au sein de l’Administration(5). Les caractéristiques intrinsèques aux Logiciels Open source transforment les relations entre les acteurs d’un marché et leurs clients, ce qui se reflète directement sur la manière dont les marchés publics doivent être utilisés lorsqu’ils désignent spécifiquement des Logiciels Open source.

    2. Intérêt des Logiciels Open source en terme de concurrence

    Par principe, le modèle de développement des Logiciels Open source repose sur l’organisation d’une relation équilibrée entre tous les contributeurs potentiels d’un projet afin de favoriser l’implication de tous en limitant la potentialité d’une réappropriation par une seule des parties prenantes. Pour ce faire, tous les titulaires de droits de propriété intellectuelle accordent une concession gracieuse de leurs droits pour le monde entier, pour toute la durée des droits, pour tous les usages et sur tout type de support. En appui à cette licence, dite « Licence Libre » (ou encore « Licence Open Source »), s’ajoute une série de moyens matériels mis à disposition pour favoriser la collaboration en garantissant que toute personne dispose de la faculté d’accéder au code source, de le modifier et de le distribuer, à tout moment, y compris dans un contexte commercial. Une telle gouvernance peut être assurée de manière spécifique ou encore en s’appuyant sur des outils et organisations tierces. La Fondation Linux ou la Fondation Eclipse fournissent et assurent le respect d’un ensemble de règles en termes juridiques et de gouvernance, gage d’une ouverture pérenne du projet.

    Dans ce cadre, favoriser l’émergence de Logiciel Open source participe à instaurer un environnement propice à la concurrence et à l’innovation sur les marchés publics, avec les conséquences bénéfiques que cela peut avoir sur les prix, le bien-être et la croissance économique. Ce lien fort entre Logiciels Libres et concurrence non faussée a d’ailleurs été confirmé par différentes décisions de justice au cours des dernières décennies (6).

    Ainsi, et du point de vue des marchés publics, l’acheteur public qui souhaiterait imposer un Logiciel Open source (nommé ou non) dans le cadre de l’exécution d’un marché de prestations de services (7) ne contrevient pas au principe de non-discrimination qui s’impose à lui. Ce constat reste vrai lorsque le marché porte sur un Logiciel Libre nommé : ce dernier étant accessible à tous selon les mêmes conditions, chacun est ainsi libre de formuler une offre conforme aux besoins exprimés de l’acheteur public, ce qui contribue in fine à une libre concurrence. Cette analyse a été validée en France par une décision du Conseil d’État en 2011 (8).

    3. Bonnes pratiques relatives à l’exigence d’un Logiciel Open Source dans un marché public

    Il est possible dans le cadre d’un marché public d’imposer le choix d’un Logiciel Libre tout en ouvrant à la concurrence de multiples acteurs, de même qu’il est possible d’imposer à ces derniers un certain nombre de règles visant à s’assurer que les développements spécifiques soient bien reversés et intégrés au Logiciel Open source d’origine afin de maintenir une logique vertueuse. Les modalités pour formuler une telle exigence sont notamment rappelées en France au sein du « Guide de l’achat public : Achats informatiques et propriété intellectuelle » publié par l’APIE (9) ou encore du « Guide pratique d’usage des logiciels libres dans les administrations » rédigé par la DGI (10)ainsi qu’en Italie dans les lignes directrices pour l’acquisition d’un logiciel (11).

    Lorsque l’administration choisit de lancer un marché public (de prestations de services) sur un Logiciel Open source nommé, cette dernière devra être en mesure de démontrer par tout moyen que ledit logiciel correspond à ses besoins et que ce choix ne contredit pas le principe général de non-discrimination au sein d’un marché public.

    Pour ce faire, il est recommandé de procéder à des vérifications en amont, permettant de valider ce choix d’un point de vue juridique, technique et économique comme cela est spécifié dans le tableau ci-dessous. Autant que possible, ces éléments pourront être complétés par une véritable réflexion stratégique au niveau de l’entité émettrice du marché elle-même – maîtrise des développements, interopérabilité et indépendance vis-à-vis d’un fournisseur spécifique, etc. – ainsi que vis-à-vis des tiers – notamment en termes de perspectives de mutualisation des développements. De même, les développements spécifiques réalisés sur la base de Logiciels Open source devront être reversés par principe au sein des projets afin de bénéficier d’une maintenance mutualisée avec d’autres utilisateurs.

    À noter que ces vérifications ne seront pas nécessaires lorsque le commanditaire est lui-même éditeur dudit Logiciel Open source. En effet, il ne saurait y avoir, dans une telle hypothèse, d’atteinte au principe de libre concurrence dès lors qu’est garanti à toute organisation la possibilité de répandre un égal accès au logiciel (code source, documentation, etc.). Ceci n’exclut pas l’intérêt d’intégrer au sein du marché certaines de ces clauses afin d’apporter des garanties au commanditaire.

    Les autres restitutions de cette journée

    À la suite de cette discussion, découvrez également les autres interventions de cette journée axée Enjeux juridiques des communs numériques.

    A propos de EOLE

    Cycle de conférences annuelles à rayonnement international, l’European Open Source & Free Software Law Event (EOLE) a pour ambition de favoriser la mutualisation et la diffusion de connaissances juridiques relatives aux licences ouvertes ainsi que le développement et la promotion de bonnes pratiques. Initiative née en 2008 des besoins des praticiens du domaine, EOLE a pour objectif de développer une doctrine juridique dédiée à l’open source, avec une attention particulière à la délivrance d’informations neutres et de qualités. Cette année, EOLE a pris place à Marseille le 16 Octobre.

    Nécessités pour certains, alternative pour d’autres, les « communs numériques » deviennent le nouvel eldorado dans une société parfois trop technologique et pas assez humaine. Ce phénomène croissant transforme profondément les pratiques et usages de nombreux domaines : santé, mobilité, spatial, etc.

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    Ressources associées

    • 1 Stricto sensu, un logiciel Libre répond à la Free Software Definition, de la Free Software Foundation, et un logiciel Open Source à l’Open Source Definition de l’Open Source Initiative : dans la pratique l’immense majorité de ces logiciels répond aux deux définitions.
    • 2 Voir la Déclaration ministérielle sur le eGouvernement dite Déclaration de Tallin du 6 octobre 2017, notamment « We call upon […] the Commission to consider strengthening the requirements for use of open source solutions and standards when (re)building of ICT systems and solutions takes place with EU funding, including by an appropriate open licence policy – by 2020. »
    • 3 Réforme validée par le conseil constitutionnel italien le 23 mars 2010 (n° 122/2010) au motif qu’un tel choix technique doit rester à la discrétion de l’administration.
    • 4 Telle la Circulaire portant orientations pour l’usage des logiciels libres dans l’administration (dite « Circulaire Ayrault ») en 2012 et la Loi pour une République numérique du 7 octobre 2016.
    • 5 Voir Politique de contribution aux logiciels libres de l’État, https://www.numerique.gouv.fr/publications/politique-logiciel-libre/
    • 6 Voir par exemple aux États-Unis (Wallace c./ International Business Machines Corp., United States Court of Appeals, 7th Circuit, 9 novembre 2006, n°06-2454) ou en Italie (Conseil constitutionnel italien, 23 mars 2010, 122/2010).
    • 7 À noter qu’il est aussi tout à fait possible d’acheter des droits de propriété intellectuelle, notamment dans le but d’une diffusion Open Source par l’administration, mais sans spécificités particulières liées à l’Open Source.
    • 8 Décision du Conseil d’État CE n°350431 du 30 septembre 2011. Ce contentieux opposait la région Picardie qui avait lancé un marché de services ayant pour objet « la mise en œuvre, l’exploitation, la maintenance et l’hébergement d’une plateforme de service pour la solution « open source » d’espace numérique de travail (ENT) « Lilie » » et les sociétés Kosmos et Itop qui remettaient en cause l’attribution du marché à la société Logica, co-conceptrice et copropriétaire de la solution « Lilie ». Le Conseil d’État a donné gain de cause à la région Picardie en précisant que s’agissant d’un marché de prestations de services et du fait de la nature Open Source du logiciel Lilie, toute entreprise était en mesure d’y répondre, sans qu’un avantage concurrentiel puisse être caractérisé à l’encontre de la société Logica qui a remporté le marché.
    • 9 APIE, « Guide de l’achat public : Achats informatiques et propriété intellectuelle » Mars 2019 / https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/dae/doc/Guide_PII_web.pdf
    • 10 Thierry Aimé, DGI – ministère du Budget, des comptes publics et de la Fonction publique, 2011, http://www.marche-public.fr/
    • 11 Voir, Guidelines on the acquisition and reuse of software for public administrations, 2019, https://docs.italia.it/italia/developers-italia/gl-acquisition-and-reuse-software-for-pa-docs/en/master/index.html