Table ronde animée par Benjamin Jean lors de Numérique en Commun[s] 2025

La rentabilité des communs numériques, une point de dialogue entre acteurs publics et privés pour un numérique ouvert et souverain

Lors de Numérique en commun[s] 2025, à Strasbourg, un panel d’experts a exploré un sujet trop souvent indirectement évoqué : et si les communs numériques étaient, à long terme, la voie la plus rentable pour tous ? Entre retours d’expériences et proposition d’actions, les échanges ont été riches et féconds. Ce panel a aussi été l’occasion d’annoncer la toute récente reconnaissance de l’EDIC « Digital Commons » par la Commission européenne, qui marque une étape décisive entre stratégies publiques, souveraineté européenne et durabilité des infrastructures numériques ouvertes. Ce billet retrace les principaux échanges collectés en séance par le modérateur (avec donc toutes les limites de l’exercice).


Introduction — Quand Numérique en commun[s] met la rentabilité au défi des communs


À Strasbourg, le 29 octobre 2025, dans le cadre de Numérique en commun[s], rendez-vous annuel de référence pour les acteurs de l’innovation publique et des communs numériques, un panel réunissait six intervenantes et intervenants européens autour d’une question audacieuse : « Why might digital commons be the most cost-effective solution for everyone? ».

Modéré par Benjamin Jean, fondateur et directeur général d’inno³, l’échange a exploré les ressorts économiques et politiques d’un modèle longtemps perçu comme alternatif, mais aujourd’hui au cœur des stratégies numériques publiques et privées.

Il y a déjà plus de 15 ans, François Élie rappelait qu’« un logiciel est gratuit une fois qu’il a été payé ». C’est ce constat qui peut être repris et développé aujourd’hui en matière de commun numérique. Parler d’argent et de rentabilité, sans tabou et sans remettre en cause la question principale de la valeur (partagée et durable) sous-jacente au choix des communs numériques.

Quelques remarques liminaires ont permis d’accompagner le cadrage des différentes interventions :

  • une telle réflexion nécessite d’avoir une vision globale de l’écosystème des communs numériques : des mainteneurs des communs aux usagers finaux, en passant par les acteurs publics et privés qui utilisent et contribuent à ces ressources.
  • Si les outils mobilisables ne peuvent être trouvés que dans une approche européenne – puisque le marché unique est notre terrain de jeu privilégié –, ils doivent être pensés à l’aune des dynamiques internationales, car les ressources numériques ne connaissent pas nos frontières physiques et les communautés qui utilisent, contribuent et maintiennent ces ressources peuvent être réparties dans le monde entier (avec des externalités de part et d’autre) ;
  • cette réflexion invite à dépasser la question du simple développement initial et doit être pensé sur le temps long : s’il s’agit de rationaliser, il faut penser maintenance de la ressource et gouvernance de la communauté, et les intégrer — sans mauvais jeu de mots — dans le « coût total de possession » (TCO) ;
  • enfin, elle doit enfin s’articuler avec d’autres enjeux qui sont des contraintes en termes de coûts et de modèles : souveraineté, sécurité, inclusion et concurrence. Les communs ne sont en effet par une fin, mais un moyen, un véhicule que nous pouvons emprunter pour atteindre nos objectifs communs.

Quelle autre occasion que Numérique en communs pour aborder une telle question ? Quels autres experts que le panel ici réuni pour partager leurs expériences et leurs visions ?

1 – Les communs numériques : des définitions à l’épreuve des usages

En ouverture, Valérian Guillier, chercheur au Centre Internet et Société (CNES) particulièrement impliqué sur le projet NGI-Commons, a rappelé le triptyque fondateur des communs : ressource, communauté, gouvernance. Les communs numériques se définissent moins par leur gratuité que par leur capacité à fédérer une communauté d’acteurs autour d’un bien partagé et de règles de fonctionnement ouvertes. Les projets Open Source sont ainsi, pour certains, pleinement compatibles avec cette définition, là où d’autres peuvent s’en écarter (notamment lorsqu’une seule entreprise peut décider seule de l’évolution de la feuille de route de développement d’une ressource).

Pour Stéphanie Schaer, directrice interministérielle du numérique (DINUM), les communs représentent une réponse pragmatique à la contrainte budgétaire. Ainsi, l’approche par les communs permet de corriger certaines dérives du numérique et d’Internet. À l’échelle de l’administration, ces dynamiques permettent de mutualiser les investissements, de maîtriser nos dépenses et de renforcer la cohérence du service public.

Audran Le Baron, directeur du numérique pour l’éducation (DNE), a illustré ce principe à travers l’écosystème éducatif. Les ressources produites par et pour les enseignants constituent des communs de formes diverses et variés (ressources pédagogiques, logiciels, bases de données, applications web, etc.). Leur gouvernance collective garantit leur diffusion et leur adaptation dans le temps et selon les contextes.

Florian Caringi, vice-président de TOSIT et responsable Data & AI Platform au sein du groupe BPCE, a insisté sur l’importance des structures de gouvernance solides. Il a notamment souligné qu’il manque aujourd’hui la volonté politique et collective d’une fondation européenne forte. L’initiative OW2 a été donné comme exemple d’une initiative préexistante qui, si on lui donnait les moyens de ses ambitions, pourrait répondre à de tels besoins.

Enfin, Zuzanna Warso, directrice de la recherche à Open Future, a rappelé un principe fondamental « L’argent public doit créer de la valeur publique ». Une maxime qui résume la philosophie du mouvement Public Money, Public Code et qui résonne avec les attentes des institutions européennes. Et Tara Tarakiyee, Open Source Technologist au sein de la Sovereign Tech Agency (Allemagne), a rappelé qu’il était essentiel de penser aux mainteneurs des communs que l’on utilise et sur lesquels nous construisons nos infrastructures et nos produits.

2 – Souveraineté numérique : la mutualisation comme levier européen

Le débat s’est rapidement élargi à la question de la souveraineté numérique.
Tara Tarakiyee a rappelé l’importance des standards ouverts et de l’interopérabilité, en mettant en garde contre les coûts invisibles du verrouillage propriétaire (vendor lock-in). En effet, les administrations paient cher leur dépendance à quelques fournisseurs. L’interopérabilité, fondée sur les standards ouverts, est la clé d’un numérique plus efficace et moins coûteux.

Ces propos font écho à ceux de Zuzanna Warso, pour qui l’Europe doit désormais concevoir une politique industrielle des communs numériques, s’appuyant sur des mécanismes de financement pérennes et une coordination interétatique.

C’est dans ce contexte que la nouvelle a été annoncée par Stéphanie Shaer — et accueillie avec enthousiasme par toute la salle — de la reconnaissance officielle (le jour même) par la Commission européenne de l’EDIC “Digital Commons, une structure intergouvernementale visant à soutenir la construction d’infrastructures numériques souveraines et ouvertes. Cette reconnaissance, fruit de plus de deux années de travail collectif, constitue la première étape d’une gouvernance européenne des communs numériques. L’EDIC réunira les États membres et restera ouverte à des cofinancements privés — une avancée majeure vers une souveraineté partagée et inclusive. Pour Stéphanie Schaer, cette consécration européenne est le signal d’un changement d’échelle, la première pierre d’une feuille de route commune pour les communs numériques en Europe.

3 – De la rentabilité économique à la valeur collective

L’un des fils conducteurs (inattendu, même si prévisible) du panel a été la remise en cause de la notion même de rentabilité par Valérian Guillier : ce dernier rappelant que parler de rentabilité dans le secteur public est presque un contresens. Ce qui compte, c’est la valeur publique générée. Cette « valeur publique » se décline en résilience, autonomie, partage de la connaissance, etc. Zuzanna Warso a réagi en ajoutant que la valeur des communs réside aussi dans leur dimension démocratique : ouverture du code, transparence des décisions, participation citoyenne.

En réaction et sur la proposition du Directeur de la DNE, le terme d’efficience a été proposé afin d’aborder ces enjeux dans un contexte public en soulignant que « bien utiliser l’argent public, c’est déjà en maximiser la rentabilité ». Ainsi, les indicateurs économiques sont nécessaires au pilotage de l’action publique même s’ils ne sont pas les seuls.

Revenant aux pratiques des grands groupes, Florian Caringi a néanmoins démontré que le coût total de possession (TCO) des communs est souvent inférieur à celui des solutions propriétaires, une fois intégrée la maintenance à long terme. Il s’agit de penser sur un temps long, avec des opportunités de mutualisation souvent inattendues et bénéfiques.

Ainsi, cette question de la valeur est considérée différemment selon qu’il s’agisse des échelles concernées :

  • pour l’État et les collectivités, les communs réduisent les dépendances et augmentent la souveraineté ;
  • pour les entreprises, ils créent un terrain d’innovation partagée et accélérée ;
  • pour les citoyens, ils garantissent des services plus fiables, inclusifs et interopérables.

4 – Financer la durabilité : du court terme à la maintenance

Tous s’accordent sur un point : la pérennité économique des communs reste un défi et un enjeu majeur dans la soutenabilité du modèle.

Tara Tarakiyee a rappelé l’importance de financer la maintenance au-delà de l’innovation. L’infrastructure ouverte est un préalable à l’innovation. Si elle tombe, tout s’effondre. À ce titre, les communs numériques doivent être financé au même titre que l’innovation.

Pour Zuzanna Warso, la commande publique est un outil stratégique : elle peut structurer le marché autour de standards ouverts et d’infrastructures interopérables. En cela, elle peut être complémentaire à la mise en place de fonds européens dédiés à la pérennisation des projets Open Source.

Florian Caringi a mis en avant la mutualisation intersectorielle : entreprises, administrations et communautés doivent partager les risques et les savoir-faire. Le TOSIT est à ce titre un exemple vertueux d’une plus grande généralisation des démarches de soutien aux communs et de mise en œuvre de démarche de communs numériques.

Dans cet esprit, Audran Le Baron a évoqué la nécessité de travailler sur des modèles économiques compatibles avec les enjeux économiques des acteurs et partenaires commerciaux des administrations. L’Open Source peut être une voie favorable à une plus grande collaboration entre acteurs publics et privés, mais elle ne doit pas se faire sans prendre en compte les enjeux économiques, de rentabilité, de ces partenaires économiques. Pour ce faire, il a souligné l’importance d’une acculturation interne : former les agents, documenter les pratiques, valoriser la contribution au code ouvert comme une mission de service public. C’est ainsi une transformation de l’écosystème, acteurs publics et privés, qui est nécessaire pour pleinement opérer ces dynamiques.

5 – Une gouvernance à inventer

La gouvernance a été a de multiples reprises évoquées : qu’il s’agisse de la gouvernance des communautés réunies autour des projets (notamment Open Source), des collaborations publiques-privées nécessaires à l’émergence d’une infrastructure numérique ouverte qui s’appuie à la fois sur des investissements publics et privés, et enfin d’une gouvernance meta qui viendrai rendre le modèle lui-même plus efficient.

L’annonce par Stéphanie Shaer, Directrice de la DINUM, de la reconnaissance le jour même de l’EDIC Digital Commons a donné une perspective concrète à toutes ces ambitions. Cette dynamique de coopération dessine les contours d’une gouvernance polycentrique, fidèle à l’esprit des communs : ouverte, distribuée et ancrée dans les réalités locales tout en s’inscrivant dans un cadre européen.

Conclusion – Le moment européen des communs

Le panel s’est conclu sur un constat partagé : les communs numériques ne sont plus une utopie d’initiés, mais un pilier stratégique des politiques publiques européennes. Parler des enjeux économiques permet de rapprocher et faire dialoguer efficacement les secteurs publics et privés engagés pour une infrastructure numérique ouverte.

La route reste longue et exigeante : mise en œuvre opérationnelle, financement de la maintenance (des organisations, pas seulement des personnes physiques qui les composent), articulation entre niveaux nationaux et européens. Mais la voie est libre.

Auteur/Autrice

Benjamin JEAN