Affiches des Rencontres Open ESR

Les Rencontres Open ESR

Nouveau temps d’échange initié par le cabinet inno³ et en collaboration avec l’association HackYourResearch, les rencontres Open ESR donnent la parole à des chercheur.e.s et expert.e.s spécialisé.e.s sur les problématiques des communs et de l’open tout autant qu’à des personnes qui s’inscrivent dans ces démarches sans forcément s’en revendiquer. L’objectif est de porter un regard réflexif sur ce que ces projets/développements de concepts et de modèles peuvent inspirer en termes de transformation organisationnelle au sein de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ESR) et des relations sciences/sociétés.

Le philosophe du web Alexandre Monnin est venu rencontrer l’équipe des rencontres open ESR le 26 février 2020 pour parler de ses travaux de recherche sur les communs et de la manière dont ses réflexions peuvent inspirer l’Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR).

Rencontre avec Alexandre Monnin

Documentation et communs

Aujourd’hui, pour A. Monnin un constat peut être fait : dans l’enseignement supérieur et la recherche si l’on documentait, on documenterait moins la recherche que les procédures administratives qui se sont imposées aux chercheurs. Une pratique de documentation accompagnée par la création d’outils adaptés peut néanmoins impulser la création d’un commun numérique de la documentation de la recherche.

À ce titre, l’interviewé a été l’architecte d’une plateforme de documentation pour Lafayette Anticipations, la Fondation d’entreprise Galeries Lafayette créée dans l’optique de comprendre et faire comprendre le fonctionnement de l’art contemporain, qui ne répond pas à la définition classique du beau ou de l’œuvre.

Dans ce contexte, l’objectif de la documentation est de montrer qu’il y a des opérations de valuation faites tout au long de la production d’une œuvre ou d’un projet – A. Monnin préfère cependant parler de trajet, terme qui permet mieux de prendre en compte l’inattendu, ce que l’on ne projette pas à priori.

La plateforme de documentation de Lafayette Anticipations repose sur le projet global Re-Source, construit sur des solutions open source développées par la coopérative Mnmotix notamment Weever et Koncept. Testé en contexte pédagogique à la Villa Arson à Nice dans le cadre d’un projet financé par le Ministère de la Culture et présenté au cours de la journée d’études “Documenter la production artistique : données, outils, usages”, cet outil permet notamment :

  • la création d’une archive de la vie de la fondation ;
  • l’implémentation de timelines avec des ressources dans lesquelles on peut associer des évènements ;
  • l’inclusion de ressources avec des tags pour mieux documenter, indexer puis retrouver ;
  • la possibilité de générer une archive sémantique qui peut être ré-exprimée de plusieurs façons, par exemple sur un site web.

Transformations du paysage de la recherche

Le philosophe est revenu sur les développements qui bouleversent actuellement le milieu de la recherche, et a notamment expliqué les spécificités du programme IDEX. Depuis 2010, ces programmes transforment le paysage de la recherche en France selon une logique internationale d’évaluation et de privatisation. Dans les faits, les universités et les grandes écoles se sont regroupées pour former des COMUE (COMmunauté d’Universités et Établissements), leur permettant de candidater à des financements.

IDEX (Initiative D’EXcellence): Selon A. Monnin, elles sont l’illustration d’une autonomie pour les institutions au sens de “il faut trouver soi-même son propre argent,” contrairement au sens étymologique du terme “autonomie” comme faculté d’agir librement en se donnant ses propres lois.

L’intervenant déplore que ces changements désormais généralisés entraînent un désinvestissement de l’État et une managérialisation des institutions d’enseignement, de recherche et d’innovation. Seule une minorité d’entre elles, “choisies”, peuvent accéder aux financements pour effectuer des recherches et rester innovantes alors que la majorité se consacrera à l’avenir à l’enseignement et n’aura plus vocation à faire de la recherche (modèle similaire aux community colleges aux USA).

On constate qu’aujourd’hui le financement de la recherche se fait majoritairement par appel à projets. L’évaluation du projet ne se fait d’ailleurs qu’au stade du financement et il n’y a que rarement des évaluations des rendus et livrables. Il existe une prétention que ce qui est fait a un impact, un phénomène qui s’accompagne d’un effet d’affichage très fort. Cependant, le transfert de valeur pour la société et la pérennisation des livrables restent très faibles.

Ainsi, les laboratoires de Sciences Humaines et Sociales (SHS) ne peuvent prétendre à de gros financements et ce format leur laisse de moins en moins la possibilité d’effectuer les enquêtes sur lesquelles ils fondent leurs recherches. Avec ce mode de fonctionnement, les institutions sont souvent

inadaptées aux enquêtes de terrain pour des sujets contemporains ou des analyses de phénomènes sociaux à l’oeuvre. Le problème est aggravé par l’absence de financements destinés au fonctionnement (les fonds propres des laboratoires).

Au niveau des institutions, on ne répond pas aux besoins exprimés par les chercheurs sur le terrain, mais on en appelle plutôt à un darwinisme social dans la recherche (explicitement revendiqué par le PDG du CNRS), ce qui pour A. Monnin nécessite de repenser et redesigner le modèle économique de l’ESR.

Quelles alternatives ?

En réponse au démantèlement, A. Monnnin précise qu’il s’agirait de mettre en place des modèles plus pérennes, qui transforment l’ESR de l’intérieur. Pour cela, on peut penser au modèle des coopératives de recherche, développé pour répondre à un projet en pensant sa pérennité. Dans cette optique, les livrables fournis pourraient être pensés comme des communs afin d’être réutilisés par d’autres projets et d’autres collectifs. Cela favoriserait la création de consortiums qui offriraient la possibilité d’intégrer des chercheurs restés en marge de la recherche et de leur proposer un CDI au sein d’une coopérative (plutôt que des CDI de projets, moins pérennes). L’interviewé reconnaît néanmoins une certaine ambigüité puisque le contrat d’un chercheur resterait dépendant du financement de la coopérative – mais pas du projet comme c’est le cas actuellement.

Un exemple de projet ANR pérennisé : Mnemotix, la smartup coopérative ancrée dans l’innovation et la recherche.

Ce changement de modèle favoriserait à la fois une économie de la demande et non de l’offre, tout en redonnant l’initiative aux laboratoires et non pas à l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) qui répercute les grands programmes industriels et politiques (du côté de l’offre). Cela augmenterait également la “compostabilité” de la recherche dans la mesure où les livrables produits seraient ouverts et réutilisables. On échappe ainsi à la problématique des résultats qui disparaissent lorsque le financement d’un projet touche à sa fin. Sur le modèle des strat-ups, dont les projets ANR se rapprochent paradoxalement (durée de vie très courte – 3 ans, livrables incertains, etc.), Oxamyne en association avec le laboratoire citoyen La MYNE – Manufacture des Idées et des Nouvelles Expérimentations constitue un exemple de coopérative de recherche aux caractéristiques particulières:

  • Coopérative d’activités et d’emploi (CAE)
  • en dehors du monde académique
  • avec des chercheur.e.s salarié.e.s et des doctorant.e.s

La loi de programmation pluri-annuelle de la recherche (LPPR) en cours de discussion aurait vocation à promouvoir une logique d’ubérisation de la recherche et l’émergence de nouveaux laboratoires en dehors des universités. Il faut ainsi être vigilant à ce que la création de structures coopératives indépendantes motivées par la volonté de sortir les chercheurs de la précarité ne participe pas in fine à un mouvement global de précarisation.

Projet “closing worlds”

A. Monnin, par ses études sur la philosophie de l’architecture du web, s’est particulièrement questionné sur l’avenir du numérique et la possible fin du numérique. Il s’appuie notamment sur les concepts développés par le sociologue Bruno Latour (anthropologie de laboratoire, anthropocène).

Anthropocène : époque géologique marquée par les conséquences de l’activité humaine et industrielle avec un impact sur l’habitabilité de la terre.

A partir de 2013, A. Monnin se rapproche du laboratoire Origens Média Lab qui travaille sur l’anthropocène. C’est dans ce cadre que sa pensée sur les communs a évolué, en revenant sur l’utopie que constitue pour beaucoup le numérique.

Origens Média Lab : laboratoire de recherches conçu comme un tiers-lieu interdisciplinaire en sciences humaines et sociales, qui se propose d’enquêter sur ce qui se joue derrière la crise écologique que nous traversons.

Dans cette pensée des communs, la place des infrastructures dont nous allons hériter est essentielle. Ces dernières sont considérées comme des communs négatifs tout comme des sols pollués, des montagnes sans neige, etc.). Il s’agit ainsi de questionner leur gestion future et non pas seulement de se concentrer sur les ressources positives (des champs, des rivières poissonneuses, etc.). À ce titre, et d’un point de vue écologique, le développement de l’Internet des objets (IoT) est vecteur d’un grand nombre de communs négatifs, qui n’est pas ou peu abordé aujourd’hui.

Dans l’optique du renouvèlement des communs, plusieurs questions se posent:

  • Comment programmer l’obsolescence?
  • Comment ne pas faire advenir des innovations dangereuses d’un point de vue environnemental ?
  • Comment l’anthropocène transforme-t-il les organisations ?
  • Comment implémenter une ingénierie de la désinnovation, du désinvestissement ?
  • Comment prendre en compte des non-humains dans le droit ?
    • En Bolivie, la divinité Pacha Mama est inscrite dans la Constitution
    • En Équateur, les non-humains ont des droits
  • Comment faire émerger de nouveaux règlements ?

La recherche : défis actuels

Questionné sur ce qu’il reste à faire pour impulser des changements dans le milieu de la recherche, A. Monnin évoque les difficultés que beaucoup éprouvent au sein de leur institution. Dans ce contexte, il peut être utile de tisser des alliances entre les personnes qui appartiennent aux institutions et celles en dehors, à la marge. Il cite notamment les travaux de F. Chateauraynaud sur le besoin de cultiver la relation entre les marges et la recherche académique.

Selon lui, la meilleure manière d’effectuer la transition vers un nouveau modèle viendra d’une lutte au sein même de l’institution. Comment retrouver de la collégialité, faire émerger des formes nouvelles de collaboration ?

C’est pourquoi de nouvelles formes de financement de la recherche se développent, et d’autres restent à imaginer. Par exemple, pourquoi ne pas implémenter en recherche le modèle de la demande et de la commande que l’on trouve dans le domaine artistique ? Cela offrirait la possibilité à des collectifs de s’organiser et de faire de la recherche avec des chercheur.e.s considéré.e.s comme des co-enquêteur.ice.s.

Cette dynamique est développée dans le cadre du projet CooPair avec l’association Eleveurs Autrement, qui organise une réflexion des éleveurs sur leur subsistance et permet la production de nouveaux savoirs. Il reste néanmoins encore à définir comment généraliser cette pratique, notamment en formalisant un protocole de pratiques à destination des institutions souhaitant travailler avec des chercheur.e.s.


Quelques notions pour nourrir une réflexion critique en recherche :

  • Penser non plus “projets” mais “trajets”.
  • Faire la distinction entre “institutions” et “organisations”.
    • Il s’agit de considérer que les organisations ne sont pas éternelles et immuables mais liées historiquement à l’émergence du management et à une certaine organisation du travail (ce que l’on a tendance à oublier car les institutions tendent à devenir des organisations).
    • « Organiser, c’est faire société, à chaque instant, au moyen d’un agencement rationnel d’artefacts, d’individus et de normes. Une organisation n’est pas une institution, au sens où elle est sans fondements constitutifs ni permanence. Elle se recrée continuellement et elle est vouée à disparaître. Elle ne fait sens que par rapport à l’horizon en devenir de ses composantes et de ses finalités, et non en référence à un passé fondateur ou à un ordre transcendant, immémorial et immuable. Le management n’assure pas la perpétuation d’un groupe en organisant ses activités productives ; il assure la perpétuation d’activités productives en organisant les groupes chargés de les accomplir. En d’autres termes, le manager produit rationnellement non pas des biens ou des services, mais des groupes arrangeables, contrôlables et efficaces ». (Thibault Le Texier, Le maniement des hommes).
    • Emmanuel Bonnet parle de “monde organisé” pour décrire ce phénomène, Baptiste Rappin de “mouvement panorganisationnel”, et Yves-Marie Abraham (à partir d’Andru Solé) d’“entreprise-monde”. Voir par exemple la présentation d’Alexandre Monnin “hériter et prendre soin d’un monde entrain de se défaire” »
  • Transformer l’ESR sur un mode coopératif et non pas ajouter des coopératives périphériques sans modifier le système.
  • Faire attention à la notion d’autonomie qui aujourd’hui s’éloigne de la dimension étymologie initiale (ie. “faculté d’agir librement”) pour signifier dans les discours des moyens pour subvenir à ses propres financements.
  • Questionner les interactions entre les marges et les personnes à l’intérieur des systèmes.

Pour plus d’information sur cette nouvelle initiative et les prochaines rencontres, nous vous invitons à visiter le site des Rencontres Open ESR.

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