OnlyOffice est-il un logiciel libre ? (AGPL-3.0 et restrictions multiples)

Ce blogpost était initialement seulement une réponse billet de Jérémie Lesage concernant les restrictions apportées à la licence d'OnlyOffice (qui en ferait un logiciel non libre), mais il est parfois difficile de faire une réponse complète en seulement quelques centaines de caractères autorisés (et ce n'est pas une mauvaise chose de sortir aussi de linkedin). Voir https://www.linkedin.com/posts/jeremielesage_onlyoffice-est-il-un-logiciel-libre-la-activity-7346200454650888193-fITS 

À ma connaissance, le plus grand défaut d’OnlyOffice était surtout technique (le support des formats .docx est la priorité, ce qui induit un support des formats .odt très perfectible et bien souvent l’impossibilité de les afficher en ligne), mais le point soulevé est effectivement particulièrement intéressant à approfondir (surtout dans la période de restriction budgétaire et d’ »autonomie stratégique » qui conduit de plus en plus d’organisations publiques et privées à orienter les choix IT vers des solutions Open Source).

Version courte : je fais aussi une analyse convergente avec l’auteur de ce message concernant la contradiction avec les libertés attendues de l’AGPL-3.0 et les restrictions ajoutées par l’éditeur d’OnlyOffice, néanmoins le risque semble pouvoir être relativisé justement compte tenu de cette contradiction. Version longue ci-après.

Par principe, l’AGPL-3.0 (et la majeure partie des licences copyleft/avec obligation de réciprocité) empêchent les licenciés de restreindre les droits de leurs propres utilisateurs.

Par exception et dans un souci de compatibilité renforcée avec les principales autres licences Open Source, l’AGPL-3.0 précise dans son article 7 que l’on peut 1) donner plus de droits (ce n’était pas utile de l’écrire, mais c’est toujours bien de le rappeler) ; 2) que l’on peut aussi prévoir des restrictions complémentaires dès lors qu’elles figurent dans la liste des exceptions prévues par l’AGPL-3.0. Comme toujours, de telles exceptions doivent être interprétées de manière stricte (dans le doute, c’est le principe qui prévaut et non l’exception). Compte tenu de la complexité que cela ajoute (un seul logiciel sous AGPL-3.0 peut être composés de différentes contributions auxquelles sont associées ces restrictions), il est bien prévu qu’un tel usage repose sur une mention expresse de ces restrictions dans le code source concerné. Enfin, à l’inverse des permissions additionnelles, il n’est pas possible de supprimer ces restrictions dans le cadre d’une distribution ultérieure.

J’ai vérifié dans les sources et on ne trouve effectivement non pas deux mais trois restrictions. Je les reproduis ci-après pour les discuter à l’aune de l’article 7 (ces développements sont exploratoires et méritent d’être discutés ou approfondis) :

In accordance with Section 7(a) of the GNU AGPL its Section 15 shall be amended to the effect that Ascensio System SIA expressly excludes the warranty of non-infringement of any third-party rights. (en référence à a) Disclaiming warranty or limiting liability differently from the terms of sections 15 and 16 of this License; or)

Au mieux ce paragraphe vient préciser l’article 15 (déjà très protecteur), sachant que la garantie en question est une garantie légale dans beaucoup de pays (dont la France) et qu’il n’est pas possible/effectif de l’exclure ainsi dans un contrat de licence (c’est pourquoi les licences européennes telles que l’EUPL ou le CeCILL ont une exclusion de garantie plus limitée) ;

Pursuant to Section 7(b) of the License you must retain the original Product logo when distributing the program.

Le paragraphe concerné indique « b) Requiring preservation of specified reasonable legal notices or author attributions in that material or in the Appropriate Legal Notices displayed by works containing it; or »

C’est ici que l’usage me semble contradictoire avec l’esprit et le texte de la licence : l’exception n’ouvre pas le droit à imposer l’affichage de logo (c’est la clause « badgeware » décriée de la licence YPL, SugerCRM ou encore Zimbra), mais simplement à aménager autrement (de façon spécifique et raisonnable) les obligations relatives aux mentions légales.

Cette clause est une catégorie à part d’obligations (« Maintain display of branding (trademark and logo) ») qui se distingue des obligations relatives aux mentions légales (« Preserve legal mentions in source code », « Add specific legal mentions in the documentation », « Add specific mentions in the source code »). Voire notamment la manière dont les licences sont décrites et partagées dans le projet d’Hermine-foss — voir https://gitlab.com/hermine-project/hermine-data

En étendant cette clause à l’usage d’un logo comme marque et en l’associant à celle qui suit (qui interdit l’usage de la marque), ce type de restriction me semble contraire à l’esprit et au texte de l’AGPL-3.0 (et de la dynamique Open Source affichée).

Pursuant to Section 7(e) we decline to grant you any rights under trademark law for use of our trademarks.

Ce type de clause est assez courante et tout à fait légitime (la marque n’étant effective que dans la vie des affaires, cela permet de séparé les usages non commerciaux peu contraints et ceux commerciaux qui doivent distribuer sans la marque ou avec autorisation de l’éditeur).

Encore une fois, c’est son articulation avec celle qui précède qui dérange (puisqu’on a l’impression qu’il y a obligation de faire usage de la marque, et ensuite interdiction d’en faire l’usage).

En conclusion, le mécanisme de protection d’OnlyOffice semble incertain mais facilement critiquable :

  • soit on considère que ces deux restrictions contreviennent aux libertés des logiciels libres et Open Source (de modifier le code comme on l’entend, de pouvoir le redistribuer même de manière commerciale) et qu’il y a donc une contradiction entre l’affichage Open Source et la formulation de ces clauses (sachant qu’en cas de clauses contradictoires, c’est le bénéficiaire/licencié qui peut s’en prévaloir). Ce qui permet de supprimer ou de ne pas être inquiété par son usage ;
  • soit on considère que l’usage du logo n’est pas un « usage comme marque » (on prend le texte de la restriction à la lettre), mais simplement un affichage des mentions légales. Alors on peut faire un usage commercial incluant ce logo sans craindre une action sur le fondement de la marque ;
  • soit on considère qu’il est possible de respecter le texte à la lettre en faisant en sorte que le logo soit reproduit quelque part et à quelques moments sans ce que cela ne puisse être considéré comme étant un usage de la marque => par exemple en l’incluant dans une section « crédits » ou « référence nécessaire » par laquelle on précise que c’est un produit développé par telle entreprise et distribué sous tel logo ; soit en le rendant invisibles à l’utilisateur final (le texte est très peu précis sur ce qui est effectivement demandé, il me semble possible de garder le logo sans néanmoins craindre une poursuite sur le fondement du droit des marques).

Tout cela est à faire confirmer dans le cadre d’une analyse plus poussée, mais je le partage car je serai très intéressé d’avoir d’autres visions argumentées.

Auteur/Autrice

Benjamin JEAN