Mémorandum Covid-19 – Pour du libre et de l’open en conscience

En cette période de crise et de confinement, de nombreuses initiatives portées par les mouvements du libre, de l’open (source/science/data/hardware) et des communs ont été (re)découvertes pour répondre aux besoins numériques repensés au regard des enjeux sociaux actuels. Complémentaires ou alternatifs aux dispositifs publics, ces courants communautaires de solidarité témoignent ainsi de leur pertinence à répondre à des besoins d’organisation rapide de manière pragmatique.

Par ce mémorandum commun, nous souhaitons :

  • rappeler en quoi ces initiatives sont particulièrement nécessaires dans la situation actuelle, mais aussi pourquoi elles impliquent une réflexion sur nos organisations sociales qu’il s’agit de construire avec différentes parties prenantes (acteurs proches, grand public, acteurs du numérique et gouvernement/politique) ;
  • participer à la construction d’une vision commune sur la place du libre, de l’open et des communs en ce temps de crise. Rappeler nos valeurs et points communs sera utile pour donner du sens aux actions collectives futures, face aux utilisateurs et utilisatrices de ces solutions et aux décideurs / politiques qui en cette période revoient nécessairement leurs idées préconçues.

Par « nous », nous entendons les communautés œuvrant aujourd’hui en se fondant sur les principes communs de la libre circulation de l’information, de gouvernance ouverte et de modèles sociaux durables.

Le texte qui suit a été nourri de la contribution d’une trentaine de personnes œuvrant aujourd’hui en se fondant sur les principes communs de la libre circulation de l’information, de gouvernance ouverte et de modèles sociaux durables. Il est accompagné d’une série d’« impulsions » ayant germé de ces échanges, faisant apparaître 6 principaux enseignements et proposant 7 mesures politiques immédiatement planifiables.

La situation exceptionnelle provoquée par la pandémie de COVID-19 et le confinement consécutif ont redonné toute son importance au numérique en tant que technologie de communication, mais aussi d’empowerment (c’est-à-dire, permettant de redonner du pouvoir d’agir et du contrôle à tout un chacun), de création collective et de développement de solutions répondant aussi bien à des enjeux globaux que locaux. Renouant ainsi avec les origines d’Internet et du web, des courants communautaires de solidarité, complémentaires ou alternatifs aux dispositifs publics, illustrent une nette tendance en faveur de l’ouverture dans ses différentes formes : l’open science (partage des données et articles de la recherche) devient le principe, la démocratie participative une volonté collective, les logiciels libres, l’open source et l’open hardware les fondements, et le libre partage de la culture, enfin, une conséquence inéluctable.

Deux raisons peuvent certainement être avancées à cette résurgence dans la sphère politique et sociale :

  • D’une part, ces initiatives communautaires ont fait preuve d’une capacité à répondre concrètement, rapidement et efficacement à des enjeux sociaux inédits grâce à des pratiques expérimentées dans des réseaux d’acteurs et de tiers-lieux déjà existants, soutenues par des réflexions théoriques, des outils juridiques et des modèles économiques éprouvés. Elles conjuguent la volonté de « Penser global, et d’agir local ».
  • D’autre part, l’insuffisance des réponses issues de l’intervention des États ou du jeu des marchés est apparue au grand jour, compte tenu de l’ampleur des événements. D’autres types d’actions réalisées sous la forme de « communs numériques » ont aussi été rendus possibles dans de nombreux domaines. Les communs numériques sont des ressources ouvertes coproduites et maintenues par une communauté qui définit elle-même ses règles de gouvernance et considère ces ressources comme génératrices de liens sociaux plutôt que comme des marchandises soumises aux lois du marché.

Penser l’« après » appelle à se placer au-delà des visions dichotomiques et d’un solutionnisme social et technique.

Les vies de ces projets et expérimentations, réussites ou échecs, invitent ainsi à en tirer quelques premiers enseignements pour laisser la fenêtre ouverte à des futurs possibles désirables, renforcer les prises de conscience actuelles d’une large population ayant expérimenté plus ou moins facilement le « numérique » pour les ancrer par la suite dans des usages numériques respectueux des individus et des milieux où ils cohabitent.

Ce document soutient la place de ces manifestations et réfléchit à leur pérennité pour une modification organisationnelle et sociale plus large. En plus d’exemples concrets pour illustrer les dynamiques en marche, et une mise en lumière des points les plus urgents à la coordination des actions, l’enjeu ici est aussi de donner un cap à suivre pour mener à moyen ou long terme des actions collectives.

Libre, ouvert et co-opératif, un modèle qui coule de source

Au cœur de la situation actuelle, un des rôles majeurs joués par la participation collective de la société civile a été d’apporter une information fiable et de qualité sur l’évolution de la pandémie et de répondre aux besoins locaux (cartographie d’entraide dans des villes, détail du suivi de la maladie par région, etc.) et globaux.

L’open data y joue un rôle prépondérant. Cette démarche est tout d’abord une nécessité politique dans un souci de « transparence » et de redevabilité sur les choix actuels (voir notamment « Le COVID19 et les données ». Ces actions le sont aussi en termes d’innovation grâce aux infrastructures et communautés existantes (voir notamment « Ça reste ouvert »). Depuis le début de la crise, de multiples projets open data ont vu le jour sur le sujet, hébergés sur data.gouv.fr ou d’autres plateformes.

Ensuite, cette démarche ne peut être possible qu’en s’appuyant sur des pratiques de science ouverte (open science) regroupant à la fois des chercheurs d’organisations internationales, des instituts de recherche publics et des data scientists de différents domaines. Le partage des données, articles scientifiques et discussions associées dans cette situation de crise s’est révélé un fonctionnement nécessaire pour comprendre et interpréter avec rapidité et souplesse la situation, et proposer des modèles de simulations et des visualisations rendant ces données intelligibles (voir notamment COMOKIT, veille-coronavirus.fr, covid19-dash, Coronavirus Country Comparator,).

La visée de ces projets est double. D’une part, il s’agit d’informer, d’aider à trouver les meilleures solutions médicamenteuses et les formes d’organisations sociales à visée sanitaire, politique, ou économique les mieux adaptées, et ce de manière ouverte et transparente. D’autre part, faciliter la participation aux débats concernant les prises de décisions actuelles et à venir (telles les initiatives Écrivons Angers et la consultation du collectif #LeJourdAprès), dans le monde entier.

Répondant aux besoins du moment avec leurs savoir-faire et compétences, les communautés des makers et de l’open hardware se sont rapidement mobilisées (voir notamment les projets listés sur covid-inititatives). Elles ont ainsi prototypé des matériels médicaux à faible coût et facilement réalisables dans des tissus locaux (via des tiers-lieux et fablabs) en France et dans le monde entier. Tout cela s’est mis en place particulièrement rapidement en collaboration avec les milieux professionnels concernés et dans le respect des règles s’imposant en matière de santé (les visières, les respirateurs MUR ou encore MakAir).

L’aspect solidaire sous-tendant ces communautés est aussi majeur pour assurer des services quotidiens, trouver des solutions afin de continuer les activités quotidiennes dans les milieux professionnels et éducatifs, mais aussi de retisser du lien. Il s’agit en effet d’éviter une amplification des inégalités par le numérique grâce à des initiatives de médiation numérique et de continuité (Continuité Pédagogique, Solidarité Numérique ou Droit-Covid19). À ce titre, les entités permanentes (sur le modèle des Fabriques ou d’autres) ont prouvé leur capacité à fédérer pour initier, financer, faire grandir des communs dans les domaines clefs en s’appuyant sur les réseaux de tiers-lieux et Fablabs. Individus, sociétés, administrations et collectivités, tous sont solidaires devant la crise sanitaire, économique et démocratique.

Côté grand public, beaucoup ont franchi le pas de l’utilisation d’outils de visioconférence et d’autres applications en ligne pour échanger ou dialoguer avec leurs proches (lien social et familial), et soutenir leurs activités quotidiennes les plus diverses (travail, loisirs, logistique, etc.). Une fois passée la découverte des solutions anciennes comme nouvelles, les personnes utilisant ces services subissent souvent de plein fouet le modèle traditionnel qui transforme les usagers en client : un propriétaire de la technologie qui reste le seul décisionnaire des conditions d’accès (très souvent onéreuses) et qui a tout intérêt à limiter la compatibilité avec d’autres solutions. L’expérience même des difficultés propres au « numérique » n’a jamais été autant partagée et rendue palpable par des personnes d’habitude peu sensibilisées à ces enjeux (sécurité, vie privée, économie de plateforme). La plateforme Zoom découverte par beaucoup à cette occasion est une illustration actuelle de cette problématique de par la révélation de ses failles de sécurité ou de sa politique d’utilisation contestée des données personnelles des utilisateurs.

De tous les services offerts, les plus éthiques, solidaires et équitables sont ceux qui ont implémenté des logiciels libres (qui font de la liberté de leurs utilisateurs et utilisatrices un principe clef). L’orientation éthique y est intégrée by design, car ils sont conçus et pensés pour et par leurs utilisateurs et utilisatrices, et s’adaptent en continu grâce aux remontées de quiconque y contribuant. Ainsi, devant l’urgence de se tourner vers des outils de communication et d’organisation, les logiciels libres et open source développés par une communauté (pour une communauté encore plus grande) sont en capacité de répondre à plusieurs enjeux. Il s’agit en premier lieu d’enjeux de confiance (nul espionnage ou monétisation peu éthiques), mais aussi de décentralisation (les canaux traditionnels étant bien insuffisants au regard des demandes massives et simultanées), ainsi que de gratuité avec un modèle économique de base fondé sur l’ouverture des ressources.

Autre point, la fermeture de l’accès aux lieux d’exercice habituels des activités professionnelles, scolaires et culturelles a rappelé la nécessité de savoirs ouverts, amenant à un large mouvement de mise à disposition de ressources culturelles et de connaissances (livres, articles, expositions, contenus multimédias, journaux scientifiques, spectacles, etc.). Cela nous rappelle que la valeur de la culture et de la connaissance pour la société repose sur son accès partagé.

Open sans pérennité (& fondement juridique) n’est que ruine de l’âme

La situation actuelle rappelle en effet que les principes du libre et de la collaboration ouverte ne sont souvent pas assez compris en dehors des cercles d’initié.e.s.

En premier lieu, la différence entre libre et gratuit n’est pas forcément claire, et il en va de même pour les modèles économiques sous-jacents (« si c’est gratuit, vous êtes le produit »). Pour beaucoup, la mise à disposition gratuite de ressources est considérée comme suffisante, sans forcément saisir les bases juridiques et économiques alternatives proposées par les ressources libres.

Les choix juridiques ont pour intérêt de prévenir un affaiblissement des projets, ainsi qu’une augmentation des risques d’enclosure (c’est-à-dire de réappropriation et d’accaparement de la valeur par un seul). Ainsi, les éléments de gouvernance sont déterminants dans la construction de communs et la pérennité des projets. Ces règles de gouvernance et de rétribution juste permettent en effet d’éviter un affaiblissement des projets et leur essoufflement. En la matière, la longue et complexe histoire de l’économie sociale et solidaire (ESS) peut servir de repères pour (re)construire des modèles de développement a-capitalistes. Les ressources organisationnelles qui font son originalité (coopératives, mutuelles, associations essentiellement) ont été récemment renforcées par les coopératives d’activité et d’emploi et les SCIC qui s’attachent à promouvoir des nouvelles gouvernances et dynamiques de partage des richesses et, dans le cas des SCIC, de productions de biens et de services d’utilité sociale.

L’urgence est ainsi d’assurer l’ouverture des ressources, y compris leur gouvernance, tout en veillant à ce que les projets financés par de l’argent public dans le cadre de cette crise soient ouverts par défaut. Dans cet esprit, le Directeur Général de l’OMS appelle tous les pays à soutenir les démarches d’open science, d’open data et d’open collaboration. De la même manière, aujourd’hui face à la situation d’urgence, plusieurs acteurs (éditeurs, industriels, etc.) mettent gratuitement à disposition leurs ressources et biens immatériels. En ce sens, l’initiative Open Covid Pledge regroupe un ensemble d’initiatives privées et publiques s’engageant à garder leurs contenus et connaissances ouverts pour mettre un terme à la pandémie COVID-19 et minimiser ses effets. Néanmoins, au-delà des annonces ou des ouvertures temporaires en temps de crise, l’enjeu est plus vaste et implique un changement de modèle.

Partout où est le numérique, cela induit que l’ouverture devient la base de modèles économiques et sociaux respectueux des acteurs et utilisateurs y participant, pour assurer une vision à long terme inclusive et ouverte. Un appel fait par exemple par la tribune « crise ou pas crise, nous avons besoin tout le temps d’un savoir ouvert » invite au développement d’un plan national pour la culture et l’éducation ouverte par les ministères à l’image du Plan national pour la science ouverte. À ce titre, le Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) a, sous l’impulsion du Comité pour la science ouverte, ainsi demandé l’ouverture complète et immédiate des résultats de recherche, toutes disciplines confondues, liés à l’épidémie de Covid-19.

Ce positionnement soulève l’enjeu même des cadres d’interaction entre puissances publiques et initiatives communautaires. La question de l’accompagnement et de la protection de ces initiatives par le gouvernement et les instituts publics est majeure. Elle se doit d’être renforcée par un ensemble de jalons juridiques et structurels pour protéger de telles initiatives aux formes peu communes, qui ne doivent pas rester éphémères. Pour reprendre une citation tirée du documentaire « Nom de code : Linux » : « Ce serait peut-être l’une des plus grandes opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code ». Ainsi, il s’agit de continuer à œuvrer à une transformation du rôle des membres du secteur public pour les faire sortir de leur dépendance vis-à-vis d’un secteur privé organisé selon des priorités de rentabilité, pour soutenir et s’appuyer sur un tissu d’initiatives proposant des modalités de développement pérennes.

Dans l’esprit des partenariats public-privé (PPP) pensés comme partenariats publics-communs, donner corps à ces projets implique d’associer des infrastructures à la fois techniques, juridiques et sociales et de faciliter un changement de culture pour préparer un numérique s’intégrant dans des projets de société durables (tendances qui existent déjà, comme l’initiative Numérique en Commun[s], Science avec et pour la Société).

Qui veut aller loin ménage ses infrastructures

Les solutions proposées aujourd’hui par les communautés du logiciel libre et de l’open source répondent à de nombreux besoins numériques, comme en témoigne le « succès » des solutions proposées par l’association d’éducation populaire Framasoft (visioconférence, documents partagés : pads) ou les acteurs du Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires (CHATONS). Toutefois, les infrastructures – techniques et humaines – sur lesquelles reposent ces services ne sont pas pensées et dimensionnées pour supporter la charge nécessaire au plus grand nombre. Au premier abord, l’on pourrait être tenté de penser que l’on touche du doigt les limites de ces modèles. Or, ce qui pourrait être perçu comme un « bug » ou une preuve d’inefficacité dans le système hyperproductif dans lequel nous vivons est plutôt la preuve que les modèles ouverts réfléchissent au temps long et aux implications sociales, politiques et environnementales qu’ils entraînent.

En effet, la logique de décentralisation sous-tendant les démarches ouvertes implique que ce ne soit pas à un seul responsable de résoudre le problème de toutes les personnes, mais plutôt que se mettent en place des mécanismes d’accompagnement et d’entraide mutuels permettant à chacun de disposer des solutions utiles et nécessaires : collectivement et globalement, plutôt qu’individuellement et de manière centralisée. Pour cela, à l’image du tissu de solidarité que ces initiatives créent sur l’ensemble du territoire en ce moment, il s’agit de consolider des projets impliquant de multiples acteurs qui déploient localement des solutions libres et ouvertes. C’est l’idée même des CHATONS de fournir des instances au niveau local pour héberger des solutions libres et open source. Le maillage du territoire par un ensemble de tiers-lieux et de Fablabs vient aussi répondre à une diversité de besoins et permet de mutualiser des ressources et outils tout autant que de partager des bonnes pratiques et savoirs communs créés.

C’est dans ce même esprit que le logiciel open source Jitsi sert de brique technique commune aux services opérés par de multiples acteurs, par exemple la fondation Jitsi, le GIP renater ou Framasoft avec framatalk et l’initiative « Ensemble contre le Covid-19 » lancée par Scaleway. Plus encore, les logiciels open source peuvent aussi être interconnectés par le biais de systèmes fédérés et décentralisés(permettant aux utilisateurs et utilisatrices d’une instance du logiciel d’être connectés à ceux d’une instance du même logiciel) : tels Diaspora, PeerTube, GNU Jami.

Or ce modèle de codéveloppement de solutions libres et open source, pour « une mise à l’échelle », implique un déploiement raisonné par rapport aux systèmes assurés par les solutions clefs en main offertes aujourd’hui (des solutions de communication à distance, au stockage de dossiers, etc.). La concurrence est particulièrement inégale puisqu’il s’agit de comparer un modèle pérenne, et donc à équilibre, avec un modèle productiviste n’intégrant pas dans son équation des critères de soutenabilité forte – déjà citées, les solutions de visioconférence particulièrement rapides, fiables et performantes qui continuent à investir à perte pour s’assurer la captation de la plus grande part de marché, dans une logique du “winner takes all” classique dans le monde du numérique. Les priorités de ces systèmes se fondent sur la quête toujours plus grande d’efficacité pour répondre aux besoins des utilisateurs et utilisatrices s’adaptant aisément à des innovations technologiques toujours plus rapides et performantes. Les considérations éthiques et de vie privée, même si celles-ci sont abordées (souvent par leur manquement), ne sont pas constitutives des principes fondateurs de ces modèles. Pire encore, la gratuité qu’ils peuvent offrir est parfois seulement temporaire (Trello), conditionnée (Google Maps, Google Mail, etc.) ou encore sujette à d’autres contreparties non nécessairement éthiques (tel l’antivirus Avast qui commercialisait les données personnelles de ses utilisateurs et utilisatrices ou le réseau Facebook qui, lors du scandale Cambridge Analytica, a révélé l’usage de son pouvoir d’influence sur ses utilisateurs et utilisatrices.

Aujourd’hui, plus encore, les initiatives des communs – offrant notamment une perspective écologique sur l’impact de l’utilisation des technologies numériques sur nos sociétés – résonnent tout particulièrement pour développer des milieux numériques durables,tout autant que pour penser la gestion des déchets numériques déjà produits (notion de communs négatifs). Ce qui se dessine ainsi, à l’inverse de solutions proposées pour une « sortie de crise », c’est l’importance d’accompagner le plus grand nombre vers une appropriation de cultures numériques pérennes plus solidaires et d’accepter aussi un ralentissement ou tout au moins une prise de recul critique sur ce que nous construisons.

Ne te limite pas à m’apporter des solutions, apprends-moi à les construire

L’expérience commune à l’échelle mondiale que nous traversons est aussi une opportunité unique pour faire comprendre largement, par des illustrations concrètes, les enjeux de société numérique et plus encore à rendre les citoyen.ne.s acteurs des décisions à prendre. C’est souvent par l’expérience que les apprentissages, les prises de conscience s’opèrent. Le moment que nous vivons est un point d’inflexion possible qu’il s’agit de saisir pour que les usages numériques se fassent avec les valeurs et principes du libre et des savoirs communs et ouverts.

Pour cela, il ne suffit pas d’apporter des solutions clefs en main, quand bien même elles seraient libres et ouvertes. Il s’agit aussi d’accompagner les usages et une évolution des cultures numériques pour permettre une citoyenneté plus éclairée, plus économe et plus souveraine vis-à-vis des risques de sécurité, sociaux, environnementaux et éthiques associés à ces technologies. Le « Cloud » par exemple n’est qu’un terme cachant des réalités techniques et juridiques bien concrètes. Aujourd’hui, rendre visibles les composantes sous-jacentes à ces mondes de l’immatériel est nécessaire, tout autant que de sensibiliser aux méthodologies garantissant la soutenabilité de tels projets. L’administration centrale, qui a intégré cette logique pour ses propres besoins internes en créant par exemple l’application libre de messagerie instantanée et sécurisée de l’État Tchap, rendue disponible récemment aux pompiers, donne un exemple encourageant aujourd’hui pour faire rayonner cette infrastructure plus largement. La puissance publique conserve un rôle déterminant pour opérer de tels changements, à la fois en tant qu’actrice et qu’orchestratrice de cette dynamique.

Par nature, un contenu ou un service gratuit fourni par une plateforme propriétaire a une trajectoire bien distincte d’une ressource construite et maintenue collectivement par une communauté. Plus encore, cela induit de considérer autrement la licence qui définit les termes d’usages d’une ressource conçue collaborativement par une communauté sous forme de contrat social et économique, et les outils juridiques traditionnellement utilisés. Organisée, la communauté d’une plateforme a plus de valeur que la plateforme elle-même. Cela rappelle aussi que les ressources numériques et immatérielles que nous utilisons sont aujourd’hui conditionnées par leur financement, encore plus peut-être lorsqu’elles sont proposées gratuitement aux personnes les employant. Il en va de même pour les ressources ouvertes, qu’elles soient hébergées et maintenues par les utilisateurs et utilisatrices ou encore par celles et ceux qui y ont un intérêt (acteurs publics, constructeurs de matériels, etc.). Ces idées de bon sens, pour être mises en œuvre, reposent sur un changement collectif en articulant l’échelle globale et locale. Ainsi, c’est un moyen de permettre une « souveraineté » locale (accès aux biens immatériels) tout en développant des collaborations internationales évitant le repli nationaliste.

Cette expérience a aussi aidé à la compréhension des processus mêmes de construction des savoirs. Les dernières semaines ont montré au plus grand nombre les coulisses de la recherche scientifique et de son modèle socio-économique. La crise actuelle, loin de n’être que sanitaire, montre également un enchevêtrement de décisions sociales et politiques s’appuyant sur des faits scientifiques – ces derniers, ainsi même que la méthode qui les fait émerger, faisant l’objet de nombreux débats. Les controverses portant sur les essais thérapeutiques de la chloroquine ou les revirements de situation des mesures de confinement selon les pays en fonction des modélisations qui soutenaient les décisions, soulignent comment les sciences s’articulent avec des enjeux sociaux, éthiques, économiques politiques (voir notamment le positionnement du Comité d’éthique du CNRS). Dans ce contexte, l’open science devient le fondement essentiel pour assurer un suivi des processus de décision. Elle ne doit cependant pas être réservée aux seuls chercheur.e.s mais doit permettre d’instaurer ses principes en société.

Cela demande, à l’image des valeurs de Wikipédia, d’œuvrer encore plus à une mutualisation de ressources en tant que communs numériques, avec un nécessaire travail de revues par les pairs qui n’impliquent pas seulement les professions de la recherche et de la santé, mais également la société civile (voir notamment le (réseau ALISS)) pour vérifier chaque information, l’enrichir afin qu’elle soit la plus fiable, éthique et la plus qualitative possible. Il y a donc là un défi de traduction et de médiation pour des individus et collectifs ayant chacun souvent leurs propres pratiques, et un bagage culturel et conceptuel qui peut s’avérer difficile à comprendre pour des sphères extérieures. Le moment que nous traversons vient remettre à plat les éléments fondamentaux qu’il s’agit de mettre en place dès maintenant pour protéger les dynamiques des communautés à l’œuvre tout en construisant des suites qui s’appuient sur un travail de fond commun pour maintenir et consolider les coalitions que ce moment aura vues émerger.

Découvrez les impulsions (enseignements et mesures) découlant de ce mémorandum.

Plus d’infos sur le site du mémorandum.

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