Entretien avec Jean-Baptiste Kempf, contributeur majeur à VLC

Jean-Baptiste Kempf est un contributeur majeur au logiciel libre VLC, le fondateur et actuel président de l’association VideoLAN (l’entité qui porte le projet) et fondateur et dirigeant de la société VidéoLabs, spécialisée sur ces technologies. On trouve déjà plusieurs interviews intéressantes de lui sur le Web, comme un AMA sur /r/france/avec un complément sur /r/europe/ , ou dans un registre un peu différent, un entretien pour Le Point.

Et comme, en plus de son expertise technique, il a accumulé une expérience pratique assez unique sur les sujets juridiques et les modèles économiques de l’Open Source, nous étions particulièrement curieux d’avoir son avis sur les enjeux actuels des logiciels libres pour ceux qui les créent et les maintiennent.

OSS sustainability et modèles économiques

Tendance générale de l’Open Source

Tu commences à faire partie des anciens du logiciel libre. Avec le recul, ton sentiment sur la tendance générale ?

La tendance globale n’est pas cool : on peut résumer ça avec la formule de Pyg (Pierre-Yves Gosset de Framasoft) « l’Open Source a gagné, mais le Libre va mal ».

La quantité de code ouvert sous des licences libres est toujours plus importante, mais cela ne se traduit pas par une plus grande réelle liberté pour l’utilisateur final : l’ouverture d’Android par Google en est un bon exemple. Le modèle dominant est celui du service basé sur une infrastructure Open Source, mais au-dessus de laquelle repose une couche entièrement propriétaire. Donc d’une manière, on peut considérer que le principe de l’ouverture a gagné – par exemple, il serait très difficile aujourd’hui de vendre à Facebook un encodeur vidéo non Open Source –, en revanche, l’utilisateur a de moins en moins le contrôle de ses machines, surtout s’il s’agit d’un téléphone.

La situation du poste de travail libre est assez préoccupante et c’est encore pire du côté des services Open Source en ligne, malgré les efforts de Framasoft : de plus en plus souvent, Google drive s’impose comme standard de facto. Il existe bien des initiatives comme Nextcloud ou autres, mais on est dans des usages ultraminoritaires.

J’ai l’impression qu’une partie du problème est liée à une mauvaise compréhension de l’effet de réseau dans les communautés du logiciel libre.

Ton avis sur des initiatives comme la Core Infrastructure Initiative ?

*(NDLR : La Core Infrastructure Initiative (CII) est un projet de la Linux Foundation pour financer et soutenir les projets logiciels libres et open-source essentiels pour le fonctionnement d’Internet et d’autres principaux systèmes d’information. Le projet a été annoncé le 24 avril 2014 suite à la faille de sécurité Heartbleed, un bug de sécurité critique dans OpenSSL qui a concerné des millions de sites web).

La Core infrastrucutre initiative est une très bonne chose, mais elle reste limitée à certains projets, qui sont choisis selon l’approche générale de la Linux Foundation, très orientée vers les intérêts business de ses membres. Certains projets moins visibles, mais essentiels, comme Perl, auraient aussi besoin d’être soutenus.

VLC a été choisi comme projet pilote pour le programme de bug bounty de la Commission Européenne. Est-ce efficace ? Est-ce que cela pourrait être répliqué dans d’autres contextes ?

En ce qui nous concerne, cela a bien fonctionné et nous a effectivement remonté des bugs de sécurité.

Il y a de leur côté une vraie bonne volonté, malgré certains écarts culturels. On va entamer la deuxième partie du pilote et oui, c’est un modèle qui pourrait être étendu à d’autres contextes, moyennant quelques adaptations.

(NDLR : Depuis, le programme a effectivement été étendu)

Quels sont les modèles économiques de VideoLabs ? En quelle mesure la société est-elle dépendante du projet VLC ? (et réciproquement)

On essaie à peu près tout : publicité, licencing, consulting (sur VLC et autres briques multimédia libres comme FFmpeg), formation, développements personnalisés, correction de bugs sur VLC, portage de VLC sur différentes plates-formes, etc. Cette hétérogénéité nous permet de diversifier nos sources de revenus et d’avoir une certaine récurrence. Parmi tout cela, l’intégration du moteur VLC dans des applications fonctionne vraiment bien.

La société fonctionne avec des coûts fixes très réduits, ce qui lui permet de compter aujourd’hui 24 personnes avec des salaires au niveau du marché. Par ailleurs, dans le cadre de l’association, il est possible de mobiliser des ressources autour de VLC.

Pour le moment, 90 % du développement de VLC provient de la société, ce qui nous (VideoLabs) pose un problème : on préférerait que l’écosystème soit plus diversifié. Initialement, nous avions proposé que la société soit une filiale de l’association (un peu comme Mozilla Corporation et la Mozilla foundation), mais l’idée n’a pas été acceptée.

Dans l’ensemble, les développeurs de VideoLabs passent 20% de leur temps à travailler pour des clients, le reste directement sur VLC. La moitié de ces 20% est aussi reversée dans VLC ; l’autre moitié correspond à des développements trop spécifiques, qui n’ont pas d’intérêt ou qui ne peuvent être open sourcés.

La société VideoLabs participe-t-elle à des projets de recherche collaboratifs subventionnés par les acteurs publics ?

Tout à fait: par exemple, le CIN (Concours d’Innovation Numérique) de BPI France financé par le PIA nous a permis de sortir VLC VR (Virtual Reality). On participe également à des projets FUI (23 et 26).

La forme juridique de l’entreprise et le profil « startup » ont au moins l’avantage de faciliter l’accès à ce type de financement.

Métriques Open Source et cercle vertueux

Nous nous intéressons à l’analyse des dépôts de code pour mettre en valeur les entreprises contributrices aux yeux des entreprises utilisatrices. Dans le cas de videolabs, certains employés contribuent bien avec leur email professionnel @videolabs.io, mais deux des plus actifs le font avec une adresse personnelle : est-ce que cela veut dire qu’ils contribuent surtout sur leur temps personnel ?

Chez VideoLabs, nous avons une clause spécifique dans nos contrats de travail précisant que les salariés conservent leurs droits d’auteur par défaut. La société ne possède des droits qu’exceptionnellement, sur des parties spécifiques pour pouvoir mettre en place une défense stratégique. Et dans notre cas, cela s’applique assez peu, pour les raisons évoquées plus haut : il y a malheureusement peu de concurrents crédibles sur VLC.

Aspects juridiques

Tu as été très actif sur certains aspects juridiques autour du projet VLC (changement de licence, compatibilité des licences et des CGU d’app-stores, etc.) C’était par nécessité ou par goût ?

Pas par goût, je n’y trouve aucun intérêt ; c’était à chaque fois poussé par la nécessité du contexte.

Brevets et Patent trolls

À une époque, vous receviez régulièrement des menaces de patent trolls par rapport à VLC. Y a-t-il eu une évolution récente au cours des dernières années ?

On reçoit toujours une ou deux lettres (maintenant ce sont surtout des emails) par semaine sur les brevets. Le fait que l’on soit une association de droit français nous aide beaucoup : leur demander de nous adresser leur demande en français suffit dans bien des cas à clore l’affaire. Après, certains brevets sont assez facilement contournables.

Lorsque nous avions mené pour la Commission européenne la réflexion sur la mise à disposition d’outils contractuels pour favoriser l’interopérabilité d’une technologie, vous étiez certainement l’un des seuls acteurs présents qui ne soit ni avocat ni constructeur : quelles seraient selon toi les réformes ou les actions qui semblent envisageables (ou souhaitables) pour créer un environnement favorable au logiciel libre ?

La réforme la plus utile est sans doute celle de l’Office Européen des brevets : il ne s’agit pour le moment que d’appliquer la loi, qui stipule déjà que le logiciel en tant que tel est exclu du champ de la brevetabilité.

Ton avis sur la réforme du copyright, et en particulier son article 13

On se demande comment ils vont appliquer ça et cela risque in fine de favoriser les grandes plates-formes : Youtube a déjà son filtre. Il est triste de constater à cette occasion que les plus grands ennemis du logiciel libre sont les Français et l’industrie du divertissement, ce qui n’est finalement pas surprenant quand on voit le père d’Hadopi nommé ministre de la Culture.

Mais il faut rappeler que l’association VideoLan ne prend pas position sur des sujets comme sur la neutralité du net. Nous sommes uniquement engagés contre les brevets logiciels, contre les DRM pour l’interopérabilité et pour un investissement de l’état sur le Logiciel Libre. C’est pour cela que l’association fait des dons à l’APRIL et la FSF qui portent ces combats: nous nous concentrons sur la technique.

Droit des marques

Vous avez un lien « Report Trademark Abuse » sur le site de VLC. Quels sont les principaux types d’abus que l’on vous remonte ? Le système juridique fonctionne-t-il correctement à ce niveau ?

On nous remonte parfois des exemples de gens vendant VLC sur Ebay ou sur Amazon, mais les problèmes les plus graves sont les versions malwarisées : à la fois pour les dégâts qu’ils causent et parce que les victimes les imputent au projet VLC.

Le dépôt de la marque en tant que tel est assez simple, mais la faire respecter a un coût important : dans le cas des malware, on peut estimer que cela fonctionne dans 50 % des cas.

Relicencing

Il y a quelques années, vous avez changé la licence de certains composants de VLC : quels sont les principaux enseignements que tu en as tirés ?

Le principal est qu’un tel changement est faisable, même avec 500 contributeurs et sans avoir besoin de Copyright Assignment ni de Contributor licence Agreement. Je crois qu’une partie de l’intérêt pour ce type de document vient du fait que les gens ont une mauvaise compréhension de ce que représente juridiquement une œuvre collective.

C’est juste un travail long, mais pas très complexe, avec des aspects rébarbatifs (prendre l’avion, attendre des heures à la sortie d’un bureau) ou délicats à gérer (comme s’entretenir avec les parents d’un contributeur décédé).

Pour terminer, un mot sur les VLC days ?

Il s’agit en fait des Video Dev Days, l’objectif de l’association VidéoLan étant précisément de s’intéresser au multimédia libre de façon plus large, et de ne pas se limiter à VLC. On a réuni environ 120 personnes, et VLC ne représentait qu’environ un tiers des présents. Un des principaux sujets était sans doute AV1, un codec vidéo qui est supérieur à ce qui se fait en propriétaire. On a longtemps été dans une situation où l’on essayait de rattraper notre retard, mais sur ce sujet la communauté Open Source est clairement en avance.

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