Sythèse et replay du webinaire « Science ouverte et communs »

Nouveau temps d’échange initié par inno³ en collaboration avec l’association HackYourResearch, les rencontres Open ESR donnent la parole à des chercheur.e.s et expert.e.s spécialisé.e.s sur les problématiques des communs et de l’open tout autant qu’à des personnes qui s’inscrivent dans ces démarches sans forcément s’en revendiquer.

L’objectif est de porter un regard réflexif sur ce que ces projets/développements de concepts et de modèles peuvent inspirer en termes de transformation organisationnelle au sein de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ESR) et des relations sciences/sociétés.

Replongez dans le webinaire « Science ouverte et commun » du 29 juin 2020 avec Florence Piron

Compte-rendu du webinaire « Science ouverte et communs »

Trois formes d’ouverture de la science

Florence Piron commence son intervention en présentant un document qu’elle vient de rédiger pour la Commission canadienne de l’UNESCO (téléchargeable ici). La définition actuelle utilisée par l’UNESCO est très axée sur le libre accès aux publications et aux données, mais il y a d’autres dimensions qu’il s’agit de faire valoir. Florence Piron propose ainsi trois formes d’ouverture de la science :

  1. ouverture des publications et des données scientifiques à différents publics d’internautes. Cette ouverture concerne les publications, mais aussi les résultats et les données de la recherche. Si cette dimension d’ouverture est essentielle, il faut rester vigilant et se souvenir que ce n’est pas parce que les informations sont ouvertes que tout le monde est en capacité d’y accéder: il faut un ordinateur, un accès au web, une littératie numérique de base, savoir où chercher, etc., ce qui n’est pas acquis dans toutes les parties du monde ou dans tous les milieux sociaux.
  2. ouverture de la recherche à la société, y compris aux non-universitaires : cette dimension se traduit notamment par la promotion de la recherche-action participative, de la science citoyenne et des fablabs (contraction de l’anglais fabrication laboratory, « laboratoire de fabrication »), de la participation citoyenne aux débats publics sur la science et les politiques scientifiques, et de la pertinence sociale des projets de recherche.
  3. ouverture de la science (comme institution épistémologique, c’est-à-dire un ensemble de réseaux d’institutions et de textes faisant autorité) aux savoirs exclus et aux épistémologies d’où ils proviennent : approche décoloniale, écologie des savoirs, justice cognitive, etc.

Ouverture aux savoirs exclus

Florence Piron considère, à la suite de travaux d’histoire des sciences (ceux de Jean-Jacques Salomon ou de Dominique Pestre, par exemple) et dans la lignée de la pensée décoloniale (Walter Mignolo, Ramon Grosfoguel, etc.), que la science instituée, officielle, exclut d’elle-même certains types de savoirs qui ne lui semblent pas mériter l’étiquette « scientifique ». En effet, influencée par le modèle expérimental en sciences du vivant ou par le positivisme en sciences sociales, la science dite « normale » exclut tout type de savoir qui s’écarte d’un ensemble de normes qu’elle professe et assène dans la formation de la relève scientifique, notamment une survalorisation de l’abstraction, de la théorisation et de la recherche de causalités par rapport à la pensée contextuelle et complexe (voir le travail d’Edgar Morin à ce sujet).

La carte des publications scientifiques produite à partir de la base des données du Web of Science (base de données qui s’imagine incarner LA science) montre une autre forme d’exclusion, celle des articles en provenance des pays du Sud. S’ils ne sont ni écrits en anglais ni publiés dans des revues reconnues par cette base de données américaine et, pire encore, s’ils ne sont pas en ligne, les articles d’Afrique deviennent invisibles et inaccessibles. Certes, le manque de financement de la recherche et la méconnaissance du libre-accès en Afrique francophone subsaharienne expliquent aussi le faible nombre des articles issus de cette région du monde. Mais l’absence d’ouverture de la science dominante face aux langues autres que l’anglais l’explique aussi.

Ce que nous appelons aujourd’hui l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) est lui-même une construction historique, alors qu’il est considéré comme normal, naturel et inéluctable par celles et ceux qui en dépendent. Mais son historicité implique qu’on peut le changer. F. Piron fait un parallèle avec le mouvement Black Lives Matter et en particulier avec le mouvement social de déboulonnage de statues de personnages au coeur du colonialisme et l’esclavagisme. Comme le montrent les revendications des mouvements étudiants en Afrique du Sud pour la décolonisation des savoirs enseignés, il est possible de déboulonner certains aspects normatifs de l’enseignement supérieur et de la recherche qui aboutissent à l’hyper-visibilité des savoirs produits par une certaine élite masculine européo-descendante et à l’exclusion de savoirs jugés non conformes aux normes en vigueur. Une telle prise de conscience par les enseignant-e-s universitaires peut conduire à rendre plus visibles dans l’ESR les auteurs et autrices des savoirs exclus ou invisibles, notamment ceux et celles issu-e-s des pays des Suds ou de minorités culturelles dans les pays du Nord. Mais pour comprendre ce combat, il faut accepter l’idée que l’ESR est une institution au coeur de la reproduction d’un ordre social conflictuel et non une tour d’ivoire qui ne fait qu’observer le réel et diffuser « la » vérité, fut-elle « scientifique »…

Un prérequis à ce déboulonnage semble être un retour aux sources du modèle universitaire actuel.

L’enseignement supérieur et de la recherche : Modèle Humboldtien (1805) vs. Méthode Jacotot

Humboldt, l’excellence et la tour d’ivoire

Au XIXème siècle, Wilhelm Von Humboldt a eu une très grande influence sur ce que deviendra l’université, en posant les bases du modèle actuel dans les pays occidentaux, autour de 5 principes.

  1. C’est lui qui proposa d’unifier la recherche et l’enseignement dans une seule et même institution (l’Université) dans le but de former la future élite nécessaire au développement du capitalisme extractiviste. Auparavant, l’université formait les avocats et les médecins et la recherche s’effectuait dans les laboratoires d’amateurs éclairés ou d’entrepreneurs.
  2. C’est aussi lui qui a exposé de façon claire que le savoir scientifique devait suivre des critères uniques et qu’il n’y avait pas de place pour la diversité dans les savoirs. Il utilisa des arguments philosophiques à cette fin, afin de donner un parfum universel à ce qui ne l’était pas. D’où la forte tradition positiviste de la philosophie de « la » connaissance.
  3. Il définit également la recherche comme étant supérieure à l’enseignement. Cette hiérarchie constitue encore aujourd’hui une tension importante dans les universités où la capacité de recherche est survalorisée par rapport à l’enseignement dans les carrières professorales et dans les financements.
  4. C’est Humboldt qui proposa de qualifier l’enseignement universitaire de « supérieur » par rapport à l’enseignement « primaire » destiné aux enfants, bien que, vu d’une autre perspective, on pourrait facilement affirmer le contraire.
  5. Il préconisa enfin que l’Université soit indépendante de l’État pour que les chercheurs et chercheuses puissent se concentrer sur la « pure » création scientifique, tout en estimant que l’État devait la financer. Il établit alors, sans complexe, ce paradoxe.

Méthode Jacotot

À la même époque, un autre penseur des Lumières, Joseph Jacotot, a imaginé une méthode d’enseignement universitaire totalement à l’opposé de l’élitisme d’Humboldt. Elle part du postulat de base que toutes les intelligences sont égales, qu’il est possible d’enseigner ce que l’on ignore et que ce qui compte, c’est de développer le goût d’apprendre chez les étudiant-e-s. Cette méthode vise ce qu’on appelle aujourd’hui au Québec le développement du pouvoir d’agir ou l’autonomisation des apprenant-e-s (de l’anglais empowerment), développant ainsi le goût de comprendre et de chercher ensemble, en groupe.

Jacotot, marginal par rapport à l’élite professorale de son époque, et dont les enseignements et savoirs furent beaucoup moins visibles et utilisés que ceux d’Humbolt, eut bien sûr moins d’influence que ce dernier. On retrouve cependant son esprit dans les projets d’universités populaires ou dans la recherche-action participative. Pour aller plus loin, lisez le livre de Jacques Rancière, Le maitre ignorant, qui résume et rend visible la pensée de Jacotot, un savoir plutôt exclu à son époque.

L’Enseignement Supérieur et la Recherche aujourd’hui : modèle néolibéral vs. société du savoir

Nous constatons aujourd’hui, au sein de l’ESR, la présence d’un modèle dominant et d’un modèle résistant.

Modèle dominant : néolibéralisme

Le modèle dominant néolibéral est lié à l’économie basée sur le savoir et les connaissances. Le mot d’ordre de ce modèle est la compétition entre les chercheurs/chercheuses, les pays, les universités et les départements pour des ressources qui semblent de plus en plus rares (sauf lorsque c’est un domaine à la mode). C’est aussi un monde où l’argent fait figure de valeur cardinale à l’aune de laquelle sont perçues l’importance et l’excellence d’un programme. En France, il existe par exemple le réseau des IDEX (initiatives d’excellence – programmes d’investissement de l’État français) qui vise à permettre aux universités françaises de rivaliser avec les universités de rang mondial. La carrière des chercheurs et chercheuses est de plus en plus basée sur des indices quantitatifs (nombre de publications, facteurs d’impact, argent, collègues, réseaux, longueur du CV, etc.) plutôt que sur leur impact social. Les politiques scientifiques sont axées sur l’innovation commercialisable, ce qui rappelle l’époque coloniale où la science était très liée à l’extractivisme et à l’industrie minière ou guerrière. Dans ce contexte, le projet d’ouverture des publications et des données se fait essentiellement pour accélérer l’innovation et non pour rendre la recherche plus inclusive.

On peut remarquer une absence de réflexion épistémologique et de réflexivité collective à ce sujet dans l’ESR, qui tend à suivre docilement ce modèle. Plusieurs chercheurs et chercheuses, notamment en sciences sociales, s’y opposent, mais réussissent peu à influencer les responsables, comme le montre la loi de programmation pluriannuelle de la recherche discutée actuellement en France.

Dans le cadre de l’épidémie de COVID-19, l’accélération de la recherche a donné lieu à la production de plus de 50 000 articles recensés par l’OMS à la fin juillet 2020.

Ce modèle n’est aucunement naturel ou évident, il est situé historiquement. Il est en tension avec un autre modèle, celui de la société du savoir que l’UNESCO propose en alternative.

Modèle résistant : la science socialement responsable

Florence Piron nous amène à réfléchir au pourquoi de la science. Pourquoi faire de la recherche ? Pourquoi publier ? Dans quel but ?

Les réponses à ces questions ont classiquement été la quête de vérité et le progrès. Mais cette notion de « progrès » a été progressivement questionnée, notamment après la bombe atomique, ou avec le mouvement américain « science for the people » qui rejetait l’idée d’une science au service du pouvoir et de la guerre. Au contraire, les chercheuses et chercheurs membres de ce mouvement avaient comme objectif de faire de la science une pratique égalitaire et juste. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’ont été inventées en Europe les boutiques des sciences (de l’anglais « science shops ») dont l’ambition était et est toujours de mobiliser les étudiant-e-s et leurs enseignant-e-s pour mieux connecter la société civile avec le secteur de la recherche publique (cf. projets en cours).

La critique des sciences s’est décuplée à cette époque sur fond de catastrophes écologiques et sanitaires, notamment dans les années 1980. En parallèle, dans les pays dits en développement, des universités se sont « réveillées », notamment en Amérique latine, et ont amorcé des pratiques de recherche avec des populations marginalisées, pauvres et exploitées. La naissance de la recherche-action participative (RAP), marginale à ses débuts, était une réponse à ce désir collectif de construire une science en dialogue avec la société et au service de la justice sociale, une science engagée, socialement responsable et fière de l’être. La RAP obtient de plus en plus souvent aujourd’hui un statut de « savoir », malgré son décalage normatif (puisqu’elle inclut des non-universitaires et n’est pas neutre). Elle reste cependant difficile à financer dans de nombreux pays.

Comparaison-tension entre deux paradigmes : économie du savoir et société du savoir

Pour Florence Piron, ces deux paradigmes s’opposent clairement. Le premier, néolibéral, est associé à l’économie fondée sur le savoir, caractérisée par :

  • la compétition, les concours, le brevetage, les peurs (de la précarité, de ne pas avoir d’argent, de ne pas être reconnu-e);
  • l’usage monopolistique de l’anglais ;
  • un effacement de tout ce qui concerne l’ancrage culturel de la recherche ;
  • la volonté d’utiliser la recherche pour assurer la prospérité économique et la croissance du PIB ;
  • un système de reconnaissance fondé sur le facteur d’impact et ses avatars comme le H-Index ;
  • un monopole des éditeurs sur les publications scientifiques. On ouvre les publications uniquement si cela peut rapporter de l’argent ou si cela accélère la science ;
  • l’ignorance des exclusions induites par le libre accès. Même si les publications sont en libre accès, il faut avoir un ordinateur, une bonne connexion internet et parler anglais pour y avoir vraiment accès. Si ces points sont souvent acquis dans les pays du Nord, ce n’est pas le cas partout dans le monde.

Le paradigme de la société du savoir s’appuie au contraire sur la coopération, l’entraide et le partage des savoirs. Ouverte au plurilinguisme, la société du savoir reconnaît la valeur et l’importance des cultures au lieu d’y voir un obstacle au progrès scientifique. Elle met la recherche au service du développement humain et du bien-être collectif (qui ne se réduit pas à la prospérité économique), si bien qu’elle favorise le libre accès aux publications et aux données. Elle valorise la pertinence sociale de la recherche (au détriment de l’idéal de la tour d’ivoire) et s’ouvre à l’inclusion de groupes diversifiés dans les projets de recherche qui peuvent les aider. Elle se méfie du monopole des éditeurs commerciaux sur les publications scientifiques et recherche plutôt la polycentricité, chaque région du monde pouvant et devant avoir son propre système de publication scientifique.

En ce qui concerne l’ouverture des publications, F. Piron signale un paradoxe : beaucoup d’universitaires qui se réclament de la société du savoir ou qui exigent la décolonisation des savoirs ignorent que la pratique du libre accès permettrait de rendre accessibles leurs travaux à un vaste public et de lutter contre l’exclusion de certains savoirs. Par exemple, il arrive que des chercheurs ou chercheuses en recherche-action participative publient des livres onéreux avec des éditeurs à but lucratif, comme si les enjeux liés à la diffusion de leurs recherches ne les concernaient pas, ne faisaient pas partie de la construction de la société du savoir.

Dans le paradigme de la société du savoir, l’ouverture des publications se fait au nom de deux grandes valeurs : la démocratisation de l’accès au savoir ou la préservation du patrimoine scientifique.

Pour conclure la présentation de ces deux modèles, Florence Piron rappelle que chaque chercheur ou chercheuse peut choisir entre ces deux systèmes de valeur. Il n’y a rien d’inéluctable, rien d’impossible. Les projets décrits par la suite en sont une illustration.

Trois projets en cours pour illustrer une science socialement responsable

F. Piron a étayé sa vision d’une société du savoir par trois projets en cours de développement auxquels elle participe. Le premier concerne le développement des Éditions science et bien commun, le deuxième une plateforme d’appui à la recherche en Afrique et le troisième la multiplication des boutiques des sciences.

Éditions science et bien commun

Créée en 2014-2015 à l’occasion de la sortie d’un ouvrage sur les femmes de science, cette maison d’édition reçoit désormais régulièrement des projets de livre issus de toute la francophonie sans faire aucune publicité. Tous les livres sont publiés en libre accès et sous licence CC-BY-SA (partage à l’identique). Les ouvrages sont plurilingues, accessibles en ligne grâce au logiciel libre PressBooks et téléchargeables en format PDF sur des plateformes comme Zenodo. Une version est aussi imprimée pour chaque ouvrage. Pour les auteurs et autrices dont la langue maternelle n’est pas le français, l’introduction et le résumé de leur ouvrage sont traduits dans leur langue d’origine.

On peut également les qualifier de livres « Nord-Sud », car ils doivent contenir des contributions ou des citations d’auteurs et d’autrices provenant des deux hémisphères. Ainsi, les livres rédigés par des auteurs dits « du Nord » doivent ouvrir leur bibliographie à la littérature scientifique dite « du Sud ».

Parmi les dernières publications figurent des expérimentations d’écriture scientifique (réflexive, récit, etc.), mais aussi des rééditions en libre accès de grands classiques introuvables autrement comme L’Éducation en Afrique de Abdou Moumouni Dioffo publié en 1964, ou les premières traductions en français d’Orlando Fals Borda.

Science Afrique et le Grenier des savoirs

Le site Science Afrique est une plateforme d’appui à la recherche en Afrique qui aspire à créer ce qu’on pourrait appeler les communs africains de la connaissance. Il héberge aussi le Grenier des savoirs, un bouquet de douze revues africaines en libre accès. Le mot « Grenier » est une métaphore employée pour évoquer l’idée d’un lieu où sont engrangées des sources précieuses de vie, des savoirs essentiels. Le Grenier des savoirs est un projet collectif, collaboratif et décolonial qui offre un hébergement web gratuit et un accompagnement stratégique à des revues scientifiques africaines et haïtiennes sous certaines conditions posées d’entrée de jeu :

  • libre accès immédiat et intégral,
  • aucun frais de publication demandé aux auteurs et autrices,
  • respect des valeurs liées à la justice cognitive : pluridisciplinarité, pluralisme épistémologique, plurilinguisme, lutte contre le sexisme en science, pertinence sociale des contributions.

Ce projet éditorial découle ainsi d’un projet politique et collectif. Chaque revue a un nom africain et se concentre sur un enjeu important pour l’Afrique. Les revues ne sont pas disciplinaires, mais plutôt thématiques et transversales. Par exemple, le Grenier des savoirs consacre une revue à la question des mines (Revue DAMAN, Mines, environnement et sociétés en Afrique). Les mines et leur exploitation étant un enjeu crucial en Afrique.

Ces revues ont aussi comme particularité de disposer chacune d’un comité de rédaction et d’un comité scientifique indépendants, mais de profiter des services communs d’un secrétariat général qui s’occupe de toute la gestion des textes, des sites des revues et de l’archivage. Des groupes numériques de discussion ont été créés pour chaque comité de rédaction et pour l’ensemble des revues.

Exemples de revues :

  • Revue MAÂT : réflexion sur l’éthique des sciences non pas seulement à travers l’éthique occidentale (centrée sur l’individu) mais à partir d’autres éthiques et épistémologies africaines
  • Revue JENGI : sur les études autochtones
  • Revue ANNDE : interdisciplinaire et ouverte à publier des recherches-actions, une première en Afrique francophone

Comment le Grenier des Savoirs s’organise ?

Florence Piron nous donne les éléments clés du fonctionnement du Grenier des savoirs. Tout d’abord, les revues s’appuient sur le logiciel libre Pressbooks. Ensuite, le projet accorde la priorité à l’établissement d’un réseau de relations humaines riches, égalitaires, affectueuses et confiantes entre les acteurs et actrices du Grenier des savoirs. Le bouche à oreille permet de faire grandir cette communauté et de la souder dans la vision commune d’une autre science possible. Le projet s’appuie pour le moment sur un financement minuscule des Éditions science et bien commun pour le développement web et le salaire du secrétaire général (à temps partiel).

Boutique des sciences

Le dernier projet présenté par Florence Piron concerne les boutiques des sciences. Nés dans les années 1970 aux Pays-Bas, ces programmes mettent en relation une université avec les organisations à but non lucratif de sa région qui ont des « besoins » en termes de savoirs ou de compétences, mais pas les ressources humaines ou financières nécessaires pour y répondre. Une boutique des sciences, à la demande d’une association, recrute un-e enseignant-e et ses étudiant-e-s (de niveau licence ou master) qui réaliseront, dans le cadre d’un cours ou d’un master, un projet répondant à cette demande, et ce gratuitement. Une université qui héberge une boutique des sciences appuie ainsi des associations essentielles au développement local de la région concernée et offre à ses étudiant-e-s l’occasion d’un apprentissage expérientiel, une formation concrète ancrée dans la société civile.

Les Boutiques des sciences sont surtout nombreuses en Europe, mais il y en a en Amérique du Nord, en Australie et en Afrique. Le réseau Living Knowledge Network les rassemble autour d’une liste de discussion et d’un colloque biennal. En France, on trouve des boutiques des sciences à l’Université de Lyon, l’Université de Lille, l’Université de Montpellier et à Grenoble (sous forme d’une association indépendante).

Ces dernières années, Florence Piron a introduit dans le contexte africain cette forme originale et efficace de coopération entre la société et l’université. Très bien reçue, l’initiative a d’ailleurs abouti à la création de 10 boutiques des sciences dans 8 pays : deux au Bénin, deux au Burkina Faso, deux au Cameroun, une en Côte d’Ivoire, une en Guinée, une en Haïti, une au Niger et une au Sénégal. En ce moment, ces boutiques travaillent sur la thématique du changement climatique à partir de récits de vie de personnes âgées en provenance d’une centaine de villages ruraux africains. Une centaine d’étudiant-e-s volontaires ont été recruté-e-s pour collecter ces récits. Ce projet est crucial pour donner de la visibilité aux savoirs exclus des paysan-ne-s africain-e-s, qui ne sont pas la priorité de la recherche sur le changement climatique.

À qui appartiennent ces projets?

Afin de revenir sur la thématique des communs et de la conception de la propriété, Florence évoque l’organisation juridique de ces projets. Les Éditions science et bien communs sont un chantier de l’association science et bien commun qui les gère. Les Éditions science et bien commun appartiennent donc à l’Association. Le Grenier des savoirs est édité et financé par les Éditions science et bien commun, dont on pourrait dire qu’il leur appartient aussi. Mais dans la vision proposée, les Éditions et les revues du Grenier des savoirs appartiennent aussi aux auteurs et autrices et aux membres des comités de rédaction qui y contribuent et dont certain-e-s s’impliquent activement dans la fabrication des livres et la vie des revues, à la différence des maisons d’édition classiques qui offrent un « service » aux auteurs et autrices sans chercher à les impliquer. Même si cette perspective participative est parfois difficile à saisir pour des universitaires plus habitué-e-s à l’attitude « clientéliste », des progrès se font petit à petit. Pour F. Piron, il s’agit avant tout d’une formidable communauté humaine et intellectuelle qui se construit.

Une demande de subvention est prévue prochainement pour continuer à faire vivre les Éditions science et bien commun, mais avec la crainte que l’afflux d’argent brise cet équilibre fragile.

Penser les trois ouvertures ensemble avec la justice cognitive

Pour conclure, Florence Piron vient éclairer l’ensemble de ces actions par un concept qui l’aide à articuler les différents projets qu’elle mène. Il s’agit de la notion de justice cognitive. Inventé par Shiv Visvanathan, un intellectuel et anthropologue indien, ce concept renvoie au fait que la diversité des savoirs n’est pas juste un détail amusant. Il faut en faire la promotion active pour éviter les épistémicides, c’est-à-dire la destruction de savoirs et d’épistémologies sur notre planète. Dans ses recherches en Afrique subsaharienne et en Haïti, Florence Piron a constaté que le libre accès peut être une arme, parmi d’autres, contre les épistémicides. Son équipe a donc enrichi le concept de justice cognitive pour y ajouter une dimension matérielle du libre accès et des logiciels libres.

La justice cognitive est un idéal épistémologique, éthique et politique visant l’éclosion et la libre circulation de savoirs socialement pertinents partout sur la planète et non pas seulement dans les pays du Nord. Elle s’inscrit au sein d’une science pratiquant un universalisme inclusif, ouvert à tous les savoirs et toutes les épistémologies, et non pas un universalisme abstrait basé sur des normes occidentalo-descendantes qui excluent ce qui diffère d’elles-mêmes. La justice cognitive s’inscrit ainsi dans l’idéal de la société du savoir, comprise comme la société de tous les savoirs.

Ouverture pour la justice cognitive

En intégrant le thème de l’ouverture au cadre théorique de la justice cognitive, plusieurs pistes d’action se dégagent :

  • Ouvrir les publications et les données dans tous les domaines et surtout dans toutes les langues pour éviter les exclusions.
  • Donner une priorité à la traduction pour augmenter l’accessibilité.
  • Utiliser des logiciels simples et légers (exemple de PressBooks qui est un dérivé de WordPress).
  • Se soucier de l’invisibilité numérique des savoirs, de la littératie numérique (web literacy), de l’accès au web.
  • Élargir la conscience des exclusions (citer les savoirs non-hégémoniques), s’ouvrir à la pluridisciplinarité.
  • Encourager la pratique de la recherche-action ou de la science citoyenne (à travers l’exemple des boutiques des sciences).
  • Élargir le type de textes publiables (retours de terrain, recherches exploratoires, entretiens, enquêtes).
  • Partir de problèmes locaux pour construire les projets.
  • Utiliser les outils que les gens utilisent déjà (même s’il s’agit de Facebook, Whatsapp).

La science ouverte comme outil de développement du pouvoir d’agir et de la justice cognitive en Haïti et en Afrique francophone

En conclusion, Florence Piron évoque une autre science ouverte possible, décoloniale et équitable, si cette science se base sur un pluriversalisme inclusif, ouvert à toutes les théories, épistémologies et points de vue. Il s’agit aussi de fonder la science sur des valeurs de coopération, de partage, d’amitié, de compassion, de compréhension, de refus de séparer la vie et les valeurs personnelles du travail de recherche. Dans ce cadre, les relations humaines sont des outils et non des obstacles. Une science appelant à la justice cognitive consiste aussi à favoriser des espaces où chacun-e pourrait contribuer avec ses connaissances aux biens communs de la connaissance. Enfin, c’est une science ouverte aux opinions, aux souhaits et aux priorités des groupes sociaux, qui est sensible aux débats contemporains.

Florence Piron se réfère aux travaux d’Arturo Escobar sur l’importance d’introduire de la relationalité dans la recherche, par exemple dans son livre publié au Seuil Sentir-penser avec la Terre.

Temps d’échange : Questions / Réponses

Que pensez vous de la nécessité d’ouvrir totalement en open source la connaissance liée à la lutte contre le changement climatique et à la raréfaction des ressources ? La connaissance scientifique a été privatisée dans un contexte de concurrence entre pays, entre laboratoires, entre industries (qui avait sa logique propre). Or, aujourd’hui, le contexte a changé et nous sommes entrés dans un cadre de lutte contre le CC (changement climatique) qui concerne directement ou indirectement la plus grande part de la science. Quelquepart, la connaissance liée au CC et aux ressources ne devrait plus être fermée car il ne devrait plus y avoir de concurrence entre labos ou industries.

Plus les savoirs sont accessibles, mieux c’est; mais souvent on retrouve toujours le même type de savoirs sur les changements climatiques. C’est cela qui a justifié le projet de Florence Piron et des boutiques des sciences africaines et haïtiennes de collecter auprès de 400 paysan-ne-s leur récit des changements climatiques tels qu’ils et elles les ont vécus et observés. Ouvrir l’accès aux savoirs sur les changements climatiques ne consiste donc pas seulement à rendre accessibles les publications à ce sujet. Il s’agit aussi de viser une plus grande diversité des savoirs sur ce thème. La question de l’Open source n’est pas abstraite et doit inclure une analyse de qui a accès à quels savoirs.

Avez-vous connaissance d’initiatives similaires dans d’autres branches des sciences (maths, physique, chimie, simulation numérique) ?

Non pas vraiment, à l’exception d’une revue en santé d’un médecin sénégalais.

Que penses-tu des “études africaines” dans les universités du Nord ?

Tout dépend de ce qu’un tel programme propose. S’il consiste à présenter l’Afrique et à former des étudiant-e-s, africain-e-s ou non, aux savoirs scientifiques sur l’Afrique, c’est intéressant, mais ça ne décolonise rien. Si le but du programme est de présenter l’Afrique à travers les langues, les savoirs traditionnels et modernes africains, si des chercheurs et chercheuses d’Afrique sont impliqué-e-s dans la conception des projets de recherche au lieu d’en rester au statut trop fréquent de collecteurs et collectrices de données, alors on fait un pas en avant.

Les communs de la connaissance sont souvent associés au seul libre accès des ressources informationnelles. Or, les questions de la gestion et du partage de ces ressources est importante pour refonder l’institution scientifique. Est-ce que l’on peut intégrer par exemple des tiers lieux ouverts et autogérés dans la fabrique de la recherche publique ? Est ce souhaitable ? En complément, voici un article que j’ai publié sur les communs scientifiques : https://journals.openedition.org/ticetsociete/2435

La recherche publique n’a pas le même sens au Québec qu’en France où les membres du CNRS par exemple sont des fonctionnaires. Au Québec, une grande partie des universités sont privées, mais à charte, c’est-à-dire qu’elles sont subventionnées par l’État. Selon les contextes, la réponse à votre question sera différente. Un des enjeux reste l’impact d’une proximité accrue avec l’État ou ses représentant-e-s sur la liberté d’action du tiers-lieu. Je connais une doctorante qui s’apprête à faire une étude les ateliers de fabrication de Barcelone, financés par la Mairie. Elle note des ambiguïtés : qui définit la pertinence des projets des ateliers lorsque l’État les finance ? Comment éviter que l’État impose ses projets du pouvoir ? C’est le nœud.

Les revues que vous avez présentées et qui sont plus ouvertes, s’accompagnent-t’elles aussi d’un mécanisme de relecture et validation par les pairs (en simple aveugle ? double aveugle ?) pour garantir la qualité des articles publiés ? Si non, comment les articles sont-ils sélectionnés ? Sur quels critères ?

Oui. L’objectif est l’indexation dans le DOAJ (Directory of open access journals) : c’est un organisme qui s’oppose radicalement au paradigme de l’économie du savoir, notamment au facteur d’impact. Il vise à accueillir des revues de qualité en se basant sur leurs bonnes pratiques éditoriales. Il y a un côté normatif dans le sens où il faut une évaluation par les pair-e-s, mais sur la base de ces critères, le DOAJ tente de s’ouvrir à une pluralité de revues sur différents sujets. Ils sont très sensibles aux difficultés des petites revues du Sud. C’est la base de données de revues qui est la plus ouverte à la justice cognitive. Ils nous appuient énormément car ils souhaitent plus de revues de l’Afrique sub-saharienne. Le mécanisme de relecture est un des critères pour l’indexation. Dans le Grenier des savoirs, un formulaire d’évaluation bienveillante a été mis en place. Il vise des commentaires constructifs et il réfléchit à la pertinence sociale des textes. D’ailleurs, le fonctionnement de nos revues ressemble beaucoup à celui d’une revue conventionnelle à ceci près qu’on a ajouté un comité de pertinence sociale. C’est un comité formé de personnes qui n’ont pas un emploi professionnel dans le monde universitaire mais qui s’intéressent à la recherche ou qui ont un doctorat. Leur mandat est de vérifier qu’on ne retombe pas dans la tour d’ivoire, que les sujets traités soient toujours pertinents et répondent à des débats importants pour l’Afrique. Une autre innovation, c’est l’engagement des auteurs et des autrices : ça sert à leur faire comprendre qu’il ne s’agit pas juste d’un organisme de publication dans une science uniforme et conventionnelle. Avant de déposer un résumé, les auteurs et autrices doivent le lire et s’immerger dans nos valeurs : libre accès, féminisation de la langue, ouverture aux auteurs et autrices du Sud, etc.

Sur la consommation des savoirs, de la culture et l’absence d’engagement (gestion et gouvernance dans les projets). Comment faire passer les messages nécessaires pour que le modèle de la société des savoirs soit soutenable, durable et raisonné ?

Le fait que nous ayons si peu de ressources nous a obligés à développer des astuces, des moyens d’actions qui nous permettent d’exister. Par exemple, un des problèmes de nos revues est de trouver des évaluateurs et évaluatrices qui acceptent de ne pas être rémunérés. Notre solution est que chaque personne qui publie accepte d’évaluer deux articles dans les deux années qui suivent. Cette « obligation » fait partie de l’engagement des auteurs et autrices qui doit être lu avant de déposer un résumé. Une autre manière d’assurer la durabilité est de communiquer de manière quotidienne sur tous les aspects de la vie du Grenier des savoirs avec tous les membres des comités de rédaction. On se donne aussi des nouvelles professionnelles et personnelles et on crée ainsi du lien. On aimerait aussi établir un dialogue entre les auteurs, autrices et le lectorat, avec un community management actif.

Comment avoir une soutenabilité au long terme alors qu’on est peu de personnes?

C’est un très grand souci. Si je devais arrêter, qu’adviendrait-il de ces projets ? Et en même temps, j’ai peur que l’arrivée d’argent et de la bureaucratisation qui y est liée bride notre créativité et sonne un autre type de fin pour nos projets. Je fais partie d’un réseau anglo-américain qui s’appelle COPIM et qui est porté par la liste de diffusion Radical Open Access Collective. COPIM a organisé récemment un atelier sur la gouvernance dans le monde de l’édition scientifique qui a proposé des idées intéressantes. Je suis en train de réfléchir à la création d’un fonds de dotation pour le Grenier des savoirs, mais l’idée est aussi de réduire les dépenses au maximum avant d’aller chercher des financements. Pour ce faire, il est important de faire de la formation, de documenter les pratiques (nous avons rédigé un manuel du Grenier, régulièrement mis à jour) et de viser l’empowerment des comités de rédaction pour qu’ils puissent agir seuls.

Remarques : Cela rejoint la notion de compostabilité que l’on emploie dans le domaine des communs. Un des moyens d’assurer la continuité des projets en open-source est de favoriser la création d’une communauté de contributeurs, ce qui est le cas de la plupart des tiers lieux ouverts et autogérés.